Le projet ambitieux de Vladimir Poutine de faire de la Russie la 4ème puissance économique mondiale à l’horizon 2030 (derrière la Chine, les Etats-Unis et l’Inde mais devant le Japon et l’Allemagne) s’appuie sur un changement, plus ou moins radical, de la politique économique.
La Russie passera donc à un nouveau modèle économique – qualifié d’économie de l’offre – ou à un nouveau modèle de croissance, et lancera un projet national correspondant. C’est ce qu’a déclaré le vice-Premier ministre Alexander Novak, en charge du développement de l’économie « civile » lors d’une réunion du Comité de l’énergie de la Douma d’État ces derniers jours.
En France et dans les pays occidentaux, le terme « économie de l’offre » est très connoté[1], depuis son emploi notamment par Ronald Reagan et ses conseillers, et son usage académique par Robert Mundell. Pourtant, il semble bien que les dirigeants russes aient une idée assez différente de ce que doit être le nouveau « modèle économique » ou le nouveau modèle de croissance qu’ils entendent appliquer pour faire de leur pays la quatrième puissance économique mondiale. Il convient donc de décrire ce que les russes veulent faire, sans se laisser abuser par l’usage de termes à la connotation politique forte.
Au-delà, il est clair que ce « nouveau modèle » s’inscrit dans une perspective de guerre économique à long terme. Les dirigeants actuels de la Russie ont tiré les leçons des évolutions qui ont conduit à l’effondrement de l’URSS, et qui ont commencées à se manifester au début des années 1970[2]. C’est en raison des faiblesses récurrentes de l’économie civile, de son incapacité à innover, que la production d’armement s’est mise à peser de plus en plus lourd dans l’économie, et surtout qu’un risque de déclassement technologique est apparu. On peut donc penser que les dirigeants actuels de la Russie, qui anticipent désormais une longue période (20 ans ?) d’hostilités de la part de ce qu’ils appellent « l’Occident collectif », sont décidés à ne pas répéter les erreurs de leurs prédécesseurs soviétiques. Ils comprennent que c’est dans l’articulation entre un secteur militaro-industriel efficient et un économie civile dynamique que se joue l’avenir de la Russie. La guerre économique, prise dans son sens d’affrontements et de pressions dans le domaine économique en temps de paix, sera le théâtre principal de cet affrontement. Le risque d’un conflit « central » étant très fortement limité par la dissuasion nucléaire, cet affrontement devrait, selon eux, prendre la forme de conflits périphériques limités (comme l’est le conflit en Ukraine) ET d’une guerre économique de temps de paix exacerbée.
Économie de l’offre ou économie souveraine ?
Il faut rappeler ici que la première fois où Vladimir Poutine a parlé de l’économie de l’offre, ce fut en 2023 lors du Forum Économique de Saint-Pétersbourg ou SPIEF[3]. Le président avait déclaré à cette occasion que la Russie devait passer à une économie souveraine, qui créerait elle-même de la demande et impliquerait une augmentation à grande échelle des forces productives : « Nous parlons d’une transition vers un niveau de développement qualitativement nouveau, d’une économie souveraine qui non seulement répond aux conditions du marché et prend en compte la demande, mais la forme également elle-même. Une telle économie, souvent appelée économie de l’offre, implique une expansion à grande échelle des forces productives et du secteur des services. Le renforcement généralisé de l’ensemble du réseau d’infrastructures, le développement de technologies avancées, la création de nouvelles capacités industrielles modernes et d’industries entières ». C’est une description qui ne correspond pas en de très nombreux points avec l’économie de l’offre telle qu’elle avait été présentée sous la présidence de Ronald Reagan. Notons ici que le premier terme qui vient dans la bouche de Vladimir Poutine est celui « d’économie souveraine », ce qui implique que l’économie russe doit être capable de réduire sa dépendance aux économies étrangères, hier occidentales, aujourd’hui asiatiques et principalement chinoise.
Lors de son discours de 2024 devant l’assemblée fédérale, Poutine n’avait d’ailleurs pas réutilisé l’expression « économie de l’offre », mais il avait clairement indiqué que l’ambition qu’il fixait pour la Russie était de : « produire des biens de consommation et autres en quantités beaucoup plus importantes : médicaments, équipements, machines, les véhicules (…) Au cours des six prochaines années, le niveau de valeur ajoutée brute de l’industrie manufacturière russe devrait augmenter d’au moins 40 pour cent par rapport à 2022 ». Il avait alors ajouté : « La part des salaires dans le PIB national devrait augmenter au cours des six prochaines années. Nous ajustons le salaire minimum avant les taux d’inflation et les taux de croissance moyens des salaires dans l’économie. À partir de 2020, le salaire minimum a augmenté de 50 pour cent, passant de 12 000 à 19 000 roubles par mois. D’ici 2030, le salaire minimum aura presque doublé pour atteindre 35 000 roubles, ce qui aura certainement un impact sur le nombre de prestations sociales et de salaires dans les secteurs public et économique [4]». Ceci ne correspond évidemment pas à une interprétation « reaganienne » de l’économie de l’offre…
Le projet économique est donc bien celui d’accroître la souveraineté de la Russie dans le domaine économique. C’est clairement une réponse aux sanctions occidentales qui frappent le pays depuis 2022. Mais, penser que ce tournant vers une « économie souveraine » soit uniquement une réponse conjoncturelle aux sanctions est certainement faux. La notion de souveraineté de l’État, et dans tous les domaines, est en réalité au cœur du projet de Vladimir Poutine depuis son arrivée au pouvoir en 2000. Rappelons l’usage du terme « démocratie souveraine » initié par Vladislav Surkov et que l’on a connu au début des années 2000[5].
La notion de souveraineté économique date, quant à elle, du début des années 2000, quand le gouvernement russe a progressivement repris le contrôle sur les oligarques à travers une série « d’affaires » dont la plus célèbre est certainement l’affaire Yukos[6]. Ce terme est réapparu en 2015, après une première vague – certes modérée – de sanctions[7], et possiblement, dans des textes internes au gouvernement, depuis 2011-2012 et les conséquences de la crise financière internationale dite « des subprimes » (2008-2010). Il s’agit dès lors de limiter autant que faire se peut les effets négatifs de la conjoncture internationale sur l’économie russe, mais aussi de s’assurer que la Russie pourrait continuer de fonctionner économiquement si d’aventure un pays, les États-Unis pour ne pas les nommer, décidait de manière unilatérale d’imposer des sanctions contre la Russie. Très clairement, les exemples de l’Iran et de la Corée du Nord ont pesé dans cette réémergence de la notion de souveraineté économique.
C’est donc bien la prise de conscience d’un possible affrontement avec les pays occidentaux qui a engendré la réémergence de la notion de « souveraineté économique », dont on peut penser qu’elle n’avait pas disparue depuis le début des années 2000, mais qu’elle était en sommeil. Mais, penser la souveraineté économique dans un cadre conflictuel impose de penser aussi la guerre économique de temps de paix, autrement dit l’ensemble des pressions, des actions inamicales, de la désinformation aussi, qu’un pays peut mettre en œuvre afin d’affaiblir l’économie de son concurrent.
La nouvelle stratégie de développement
Comment pourrait donc se définir le nouveau modèle économique que la Russie entend adopter ? Andrei Belousov, alors premier vice-premier ministre en charge de l’économie en donne un aperçu dans sa déclaration de début mai 2024 à l’exposition internationale « Russie » : « La croissance de la production génère une croissance des revenus – c’est le profit des entreprises et les salaires des salariés. La croissance des revenus crée une augmentation de la demande finale – consommation et investissement. Et cette croissance de la demande finale engendre à nouveau une augmentation de la production, et les investissements assurent une augmentation de l’efficacité ». Le seul point qui rattache cette déclaration à une conception occidentale de « l’économie de l’offre » est le fait de placer la production avant la consommation dans le mécanisme économique, ce qui est assez étrange quand on connait les convictions keynésiennes de Belousov et les critiques que Keynes avaient faites à la théorie de J-B. Say.
Mais, il convient de noter le rôle de l’investissement à la fois comme composante de la demande finale mais aussi comme facteur d’amélioration de l’efficacité économique. Belousov insiste ensuite sur la nécessité d’accroître la productivité du travail, ce qui est un objectif d’autant plus important que l’économie russe affronte actuellement une pénurie de travailleurs.
La croissance et l’efficacité de l’économie figurent donc comme des points centraux dans la pensée de Belousov. Ceci s’inscrit parfaitement avec une réflexion sur la guerre économique où le potentiel économique, mais surtout la dynamique de ce potentiel et l’efficacité des processus économique sont déterminants dans l’affrontement non-militaire avec des autres pays.
Qui fait quoi ? Le remaniement ministériel des 12-20 mai en Russie L’important remaniement ministériel qui a eu lieu en Russie a répondu à trois motifs distincts. 1. Il s’agit tout d’abord de constituer un bloc économique cohérent pour développer et améliorer les industries militaires. C’est le sens naturellement de la nomination d’Andrei Belousov comme Ministre de la Défense, mais aussi de Denis Manturov au poste vacant de vice-Premier ministre, chargé de superviser non plus l’ensemble de l’économie, comme cela avait été confié à Belousov, mais spécifiquement l’industrie, et d’Anton Alikhanov, 37 ans, qui a prouvé son efficacité en tant que gouverneur de l’enclave de Kaliningrad, au Ministère de l’Industrie et du Commerce. Ces trois hommes travailleront en bonne intelligence au développement du l’industrie de défense et de son intégration dans une industrie civile en plein développement. 2. L’industrie « civile » a, elle aussi, connu des changements qui sont cohérents avec le « nouveau modèle de croissance ». Dans ce secteur, le vice-Premier ministre Alexander Novak, qui supervisait uniquement le secteur de l’énergie, a désormais étendu ses pouvoirs à l’ensemble de l’économie, y compris l’ensemble des mesures de soutien de l’État et de lutte contre les sanctions. Le chef du ministère du Développement économique, Maxim Reshetnikov, et le chef du ministère des Finances, Anton Siluanov, sont restés à leur poste en tant que garants du maintien de l’objectif de maintien de la stabilité macroéconomique. Le changement d’attributions pour Novak est significatif, car il devient l’interlocuteur n°1 de Belousov. Novak est connu comme quelqu’un d’extrêmement compétent. 3. Enfin, nous avons la montée de quelques gouverneurs, pour asseoir la légitimité du gouvernement dans les régions. Vitaly Savelyev, qui avait cependant un bon bilan à présenter au Ministère des transports, sera remplacé par le gouverneur de la région de Koursk, Roman Starovoyt, qui a dirigé l’Agence fédérale des routes (Rosavtodor) en 2012-2018. Ce changement semble être motivé par la volonté de faire rentrer des représentants des régions dans la structure gouvernementale. Sergueï Tsivilev, quant à lui prendra la relève au poste de ministre de l’Énergie sous l’égide d’Alexandre Novak.
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Notons enfin que Belousov prévoit que l’augmentation de 16,5 % du PIB utilisable d’ici 2030, sera aussi liée à l’accroissement de la consommation. En effet, environ la moitié (7,4 points de pourcentage) de cet accroissement de 16,5% du PIB devrait être réalisée grâce à la croissance des dépenses de consommation. Le reste devrait l’être par le développement des exportations non pétrolières et gazières et des investissements en capital fixe.
Il est facile de voir que tout ce qui précède ne ressemble pas à la théorie classique de l’économie de l’offre. Le seul objectif commun est de parvenir à une croissance de la production, qui donnera une impulsion à la croissance du reste de l’économie grâce à une augmentation des revenus et des investissements.
Le fait de ne pas mettre explicitement la consommation en tête du mécanisme (l’accroissement de la consommation implique celui de la demande solvable, qui fournit un accroissement potentiel du marché qui permet un accroissement de la production) est que la consommation – que ce soit celle des ménages ou des entreprises – est déjà très forte depuis l’été 2023. Cela peut expliquer pourquoi, étant considéré comme admis que cette consommation restera forte dans les mois à venir, on ait mis la production en tête du mécanisme.
Dans cette stratégie, l’accroissement lié au développement de l’économie « civile » devrait engendrer une croissance de 2,0% à 2,5% de 2024 à 2027, passant à 3,0 pour 2028-2030. De fait, en 2024, la croissance sera supérieure à 3,0%, et sans doute égale à 3,4/3,5 %. Cela signifie que l’impact des dépenses militaires sur la croissance devrait être de 40%, ce qui est absolument cohérent avec ce que l’on peut savoir de l’économie russe actuelle. Les activités de transformation (industrie manufacturière) devraient représenter entre 16,0% et 18,0% du PIB et avoir une croissance moyenne de 2,5% à 3,0% par an sur les six années à venir (2025-2030) alors que les industries extractives ne devraient croître que de 1,5% par an.
On voit bien que le développement de l’économie civile, qu’il soit quantitatif ou qualitatif via le flux d’innovation et leur insertion rapide dans les procès de production, est un objectif central des autorités russes. Les dirigeants actuels ont parfaitement intégré le fait que l’industrie de défense ne pouvait se développer de manière séparée et indépendante de l’industrie civile. Ils ont donc tiré les leçons des évolutions des dernières années de l’Union soviétique et surtout de l’intégration très défectueuse et inadéquate de la production militaire et de la production civile.
La productivité du travail globale devrait alors s’accroître de 2,0% (2024) à 2,8% (2030) ce qui représente un effort de modernisation et de rationalisation des activités productives extrêmement important. Notons néanmoins que par rapport à la croissance globale, le déficit de croissance sera de 1,0% à 0,5%, ce qui implique un apport de main d’œuvre, fournit en partie par l’immigration, de 700 000 à 370 000 personnes par an soit un total moyen de 3,2 millions de personnes sur les six années de 2025 à 2030. Si les hostilités en Ukraine se terminaient au début de 2026, l’économie pourrait alors récupérer de 500 000 à 600 000 travailleurs, réduisant l’apport de la population immigrée à 2,7-2,6 millions.
Le chiffre moyen d’un accroissement de la population active immigrée de 450 000 personnes par an est cohérent avec les estimations faites par les chercheurs de la VEB.
Les implications institutionnelles du nouveau modèle de croissance
Le nouveau modèle de croissance devrait donc voir se développer des institutions et des politiques adaptées. C’est la vitesse de la mise en œuvre de ces réformes qui déterminera largement le passage à ce modèle de croissance.
Dans ces changements institutionnels, on peut en dégager cinq principaux, sur la base de discussions tenues à Moscou du 1er au 7 avril mais aussi de contacts ultérieurs avec des économistes et des responsables russes, qui devraient assurer la cohérence et le dynamisme du nouveau modèle de croissance. L’ordre de présentation correspond à celui de ces discussions mais pas nécessairement à l’importance respective de ces changements institutionnels.
Une politique fiscale adaptée à la tâche d’expansion de la production
Dans ce domaine, il s’agit moins de modifier la fiscalité des entreprises que d’introduire plus de progressivité dans l’impôt sur le revenu (qui est aujourd’hui à la fois faible et peu progressif). Mais, les deux peuvent se combiner. Réduire les impôts sur les entreprises de l’industrie manufacturière, mais aussi du secteur des services, surtout maintenant que les entreprises constatent une demande et veulent y répondre, est un moyen classique de stimuler la production. Il est donc possible que le gouvernement, suivant la recommandation de l’Union russe des industriels et des entrepreneurs (le RSPP), réduise la partie fédérale de l’impôt sur le revenu des entreprises sous réserve que ces dernières investissent. Si une entreprise modernise largement sa production et ses équipements, elle devrait bénéficier d’avantages fiscaux.
Dans le même temps, il serait possible de compenser les pertes budgétaires par un impôt sur le revenu plus progressif, dont l’introduction était prévue de toute manière, mais pour des raisons de justice sociale, dans un avenir proche[8].
Une politique monétaire plus accommodante
Selon les prévisions présentées par Andreï Beloussov à la fin du mois d’avril, le taux directeur ne tombera qu’à 6-7 % d’ici 2027. Or la politique monétaire reste quasiment prohibitive ; à un taux de 16 %, l’État emprunte à 14 %, les entreprises à 17-20 %. Malgré le fait que l’inflation est déjà la moitié du taux directeur. Ceci, naturellement, restreint les investissements et, bien sûr, affecte considérablement la compétitivité des nouvelles industries sur le marché russe qui reste relativement ouvert : si une entreprise contracte un emprunt, les coûts de son service ne peuvent qu’affecter son coût global.
Cela pose la question de la politique de la Banque Centrale de Russie et, au-delà, de son statut d’autonomie[9]. On sait que la direction de la BCR continue de partager une vision essentiellement déterminée par la volonté de réduire le plus rapidement possible le taux d’inflation, et ceci sans tenir compte des changements structurels, qui sont par nature inflationniste, que connait l’économie russe. Le taux de 4% d’inflation, qui est la cible actuelle de la BCR, ne semble pas réaliste à de nombreux économistes[10], qui considèrent que dans la période actuelle un taux d’inflation élevé est normal en Russie. Il apparait inapproprié de maintenir l’objectif à un niveau qui ne sera pas atteint avant longtemps. Une telle politique mine la confiance des entreprises et des consommateurs dans la politique gouvernementale. Peut-être la cible d’inflation devrait-elle être portée à six pour cent, sans pour autant la rendre rigide, mais en autorisant des fluctuations dans la limite de deux points de pourcentage[11].
Le problème cependant est de savoir comment mettre en œuvre une telle réforme.
Une action directe du gouvernement sur la Banque Centrale de Russie (impliquant une suspension du statut d’autonomie dont cette dernière jouit) aurait probablement des conséquences déstabilisatrices sur la situation financière de la Russie. Elle est donc très probablement à écarter.
L’emploi de bonifications gouvernementales pour les emprunts des entreprises qui investissent est possible (et ne contredirait pas le statut d’autonomie) mais couterait cher au budget fédéral. Il s’agirait en effet de prendre en charge 7% à 10% de la charge d’intérêts.
Des pressions individuelles (allant d’offres de promotion à des menaces de poursuites judiciaires) sur les responsables de la BCR sont possibles, mais leur résultat est aléatoire.
Il est donc probable que le gouvernement use d’une combinaison de ces deux dernières politiques, pour aboutir à ce que la charge effective des intérêts sur les entreprises qui investissent soit effectivement réduite.
Notons, de plus, que le problème des taux d’intérêts concerne essentiellement les entreprises de petite et moyenne taille. Globalement, la part des investissements financés par l’emprunt reste faible en Russie (9%).
Développer le marché financier
Selon les prévisions du gouvernement, d’ici 2030, les investissements en capital fixe augmenteront de 20,6% par rapport à 2024, et ils seront encore pour plus de la moitié (53,5%) assurés par les fonds propres des entreprises. Mais, la part des fonds levés sur le marché financier russe dans les investissements devrait passer à 28 %. Selon le gouvernement, augmenter la part des fonds levés sur le marché financier est une condition essentielle à la croissance des investissements. Naturellement, cela nécessite un marché financier beaucoup plus développé, en premier lieu un marché de la dette. Cela semble être un problème insoluble aujourd’hui : les banques ont des dettes à court terme qu’elles ne veulent absolument pas investir dans des actifs à long terme, à l’exception des hypothèques sur 30 ans subventionnées par le budget. Ce problème est donc résolu grâce au marché de la dette : les entreprises émettent des obligations pour une durée de 10 à 15 ans, et les banques peuvent acheter et vendre ces obligations à tout moment.
Mais, le marché des obligations d’entreprises non financières ne représente actuellement que 6 % du PIB (contre plus de 40 % aux États-Unis) et il n’existe aucune certitude pour qu’il double dans les années à venir.
Réduire le taux directeur à des valeurs adéquates est une condition nécessaire, mais pas suffisante. De plus, on retombe ici sur la question de l’autonomie de la Banque Centrale de Russie. Les obligations d’entreprises sont par ailleurs un instrument peu liquide ; elles ne sont que très peu utilisées dans les opérations de prise en pension avec la Banque centrale. Or cet instrument est fort peu utilisé par la BCR. Il faudrait donc « convaincre » la BCR et de baisser le taux directeur et de développer le marché des prises en pension des obligations d’entreprises afin de leur donner une bonne liquidité. On en revient au problème précédent : comment faire pression sur la BCR sans provoquer une forte instabilité financière.
On voit bien, cependant, que le contrôle sur la Banque Centrale sera l’un des conditions de la réussite de la mise en œuvre de ce nouveau modèle économique. De fait, si la politique monétaire n’est pas cohérente avec les autres éléments de la politique macroéconomique (politique fiscale et budgétaire notamment), cela introduit un fort élément d’incohérence dans la politique économique d’un gouvernement.
Le protectionnisme
Il peut sembler bizarre de parler de protectionnisme pour un pays qui est sous sanctions. Mais, cela apparait nettement moins bizarre si l’on se rappelle que ces sanctions ne sont appliquées que par les pays occidentaux.
La volonté de se concentrer sur les exportations hors matières premières, plutôt que sur la substitution des importations est la réponse à la question de savoir pourquoi le gouvernement russe ne protège pas le marché intérieur, principalement contre les produits chinois. Même le mécanisme existant laisse de nombreuses lacunes pour le remplacement de la production russe par des importations cachées – par exemple, la loi sur la politique industrielle (488-FZ) ne contient que la notion de biens produits sur le territoire de la Fédération de Russie. De ce fait, l’assemblage chinois et le label « Made in Russia » sont assimilés à une production sur le territoire russe. Or, on a vu en 2022 comment certains constructeurs automobiles occidentaux ont immédiatement réduit leur production d’assemblage alors qu’aucun transfert de technologie n’avait eu lieu.
L’absence d’exigences en matière de transfert de propriété intellectuelle est devenue la principale différence entre le protectionnisme russe dans l’industrie automobile et celui de la Chine, à la suite de quoi la Chine a reçu une industrie automobile souveraine, mais pas la Russie.
Il importe donc, si l’on veut que le nouveau modèle économique soit cohérent, de changer la loi et les pratiques russes sur ce point.
Contenir les prix de l’électricité
Le maintien d’un approvisionnement de l’industrie manufacturière par une électricité à bas coût est l’une des conditions de la mise en œuvre du nouveau modèle économique. Sur ce point, on notera une incohérence avec la politique actuelle du gouvernement qui augmente régulièrement le prix de l’électricité au-delà du niveau de l’inflation, contribuant d’ailleurs ainsi à celle-ci.
De fait, l’exemple de ce qui se passe dans l’UE montre bien les conséquences désastreuses d’une électricité dont le prix est élevé sur le développement industriel.
Globalement, ces diverses mesures devront probablement – mais ceci est admis en Russie depuis 2021 – s’intégrer dans un plan indicatif et incitatif qui devra coordonner les efforts et assurer la mise en cohérence des divers projets.
Conclusion
Les autorités russes semblent bien avoir décidé un tournant important dans la politique économique. Quel que soit le nom qu’ils donnent à cette nouvelle politique économique et ce « nouveau modèle de croissance », il constitue bien une forme de rupture avec celui qui existait jusqu’en 2019 et qui restait fondé sur les revenus des exportations de matières comme garantie de la stabilité financière, permettant alors à des entreprises occidentales de venir travailler, en apportant leur technologie, en Russie dans un cadre permissif. Ce modèle, défini dans les années 2000-2002, n’avait pas été significativement altéré par les événements de 2014-2015, même si ces derniers avaient constitué un signal d’alarme quant à la dépendance financière, mais aussi technologique, vis-à-vis des puissances occidentales. De ce point de vue, il y a bien un changement important dans la perception de l’économie mais, surtout, il semble bien que la notion de guerre économique en temps de paix ait percolé au sein des élites dirigeantes russes.
Ce modèle de développement et de croissance avait été fortement critiqué par les économistes russes depuis 2010 comme ne correspondant plus aux besoins de la croissance et du développement de la Russie[12]. Des économistes venus de divers courants de pensée, convergeaient pour dire que la Russie avait besoin d’un tournant vers l’investissement, et devait utiliser ses ressources naturelles pour développer sa production nationale[13]. Il est tragique qu’il ait fallu la guerre en Ukraine, même si un tourant s’amorçait dès 2021 et les suites de la crise de la COVID-19, pour que ces idées soient reprises par les autorités gouvernementales et mises en œuvre sous le nom de « nouveau modèle de croissance ». De ce point de vue, c’est bien l’analyse géostratégique – qui aboutit à considérer qu’un cycle de longue durée d’affrontement avec les pays dits de « l’Occident collectif » s’est ouvert – qui a entrainé la rupture précédemment citée, même s’ il est clair que le terrain intellectuel avait été préparé.
Les 5 conditions de la mise en œuvre cohérente du « nouveau modèle de croissance » indiquent bien l’ampleur du chantier auquel les responsables gouvernementaux sont confrontés. Si certaines mesures, concernant notamment la fiscalité, la protection du marché intérieur ou le prix de l’électricité industrielle sont relativement faciles à mettre en place, la question du statut de la Banque Centrale et de l’autonomie de la politique monétaire de cette dernière va s’avérer bien plus difficile à résoudre. Or, c’est bien la question de l’investissement, et en particulier de l’investissement des entreprises petites[14] et moyennes, qui sera décisive dans la mise en place de la spirale vertueuse entre l’accroissement de la production et l’accroissement de la demande, à la fois en permettant cet accroissement de la production et en assurant des gains d’efficacité et de productivité du travail qui feront baisser les prix relatifs de la production industrielles et contribueront ainsi au développement de la demande.
Si l’orientation générale est clairement définie, que ce soit par Vladimir Poutine dans un sens très large ou par le gouvernement, et si des objectifs – ambitieux – ont été fixés pour 2030, le nouveau modèle de croissance sera avant tout affaire d’exécution. De ce point de vue, la cohérence des mesures macroéconomiques incitatives et du cadre institutionnel sera essentielle.
Ces objectifs s’inscrivent donc dans une vision conflictuelle avec un certain nombre d’autres pays, vision qui conduit à mettre la notion de souveraineté économique, et surtout celle d’un affrontement se déroulant principalement sur le terrain de l’économie et de l’innovation, au premier plan. On peut donc considérer que le « nouveau modèle de croissance » que les dirigeants russes entendent adopter est parfaitement cohérent avec une vision de la guerre économique en temps de paix.
[1] Son origine cependant se trouve dans l’œuvre de J-B. Say. Voir, Marie Henry, G. (2009). Chapitre 5 – Jean-Baptiste Say et l’économie de l’offre. Dans : , G. Marie Henry, Histoire de la pensée économique (pp. 93-104). Paris: Armand Colin. https://doi.org/10.3917/arco.henr.2009.01.0093
[2] Sapir J., Les fluctuations économiques en URSS – 1941-1985, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, novembre 1989 et Idem, « Le développement de l’appareil militaire soviétique et les problèmes scientifiques, techniques et industriels », L’Armement N° 5 (nouvelle série), novembre 1986, pp. 57 à 95.
[3] Voir Oboukhova E. et Doljekov A., « Cinq étapes possibles vers une économie de l’offre » in Monokl’, n°21, 20-26 mai 2024, https://monocle.ru/monocle/2024/21/pyat-vozmozhnykh-shagov-k-ekonomike-predlozheniya/
[4] Adresse à l’Assemblée Fédérale, 29 février 2024 http://en.kremlin.ru/events/president/transcripts/messages/73585
[5] Krastev I., « Sovereign Democracy », in Insight Turkey, Vol. 8, No. 4 (October-December 2006), pp. 113-117. Voir aussi, Surkov V., “Nacionalizacija Budushchevo » in Ekspert, n°43 (537), 20 novembre 2006, https://web.archive.org/web/20061205211300/http://www.expert.ru/printissues/expert/2006/43/nacionalizaciya_buduschego/
[6] Cordonnier, C. (2004). L’affaire Khodorkovski: Ou l’économie politique de la nouvelle Russie. Le Courrier des pays de l’Est, 1042,.
[7] Vercueil J., « Réduire la vulnérabilité ? L’économie russe en 2015-2016 » et Dubien A., « Russie 2016 ». Regards de l’observatoire franco-russe, Le cherche midi, pp.143-155, 2016
[8] Entretien privé avec mon collègue Viktor Poltérovitch, enseignant à la MSE-MGU début avril.
[9] Voir Capoen F., Sterdyniak H, Villa P., « Indépendance des Banques centrales, politiques monétaire et budgétaire: une approche stratégique » in Revue de l’OFCE, 1994, 50, pp.65-102.
[10] Discussions avec des collègues de la VEB, de la MSE-MGU, du département d’économie de l’Académie des Sciences de Russie et deux conseillers de l’Administration Présidentielle, au début du mois d’avril.
[11] Ces problèmes ont été abordés dans Sapir J., « Kakim dolzhen byt’ uroven’ infljacii? (O znatchenii davnykh diskuccij dlja opredelenija segodnjachej strategii razvitija Rossii) » [À quel niveau devrait être l’inflation ?] in Problemy Prognozirovanija, n°3/2006, pp. 11-22. Idem, « What Should the Inflation rate Be ? (on the importance of a long-standing discussion for defining today’s development strategy for Russia) » in Studies on Russian Economic Development, Vol. 17, n°3 / May 2006. Idem, « What Should Russian Monetary Policy Be » in Post-Soviet Affairs, Vol. 26, n° 4, Octobre-Décembre 2010, pp ; 342-372.
[12] Dans les médias, c’est essentiellement l’hebdomadaire de référence Ekspert, devenu Monokl’ depuis 2023, qui avait popularisé ces critiques.
[13] J’ai d’ailleurs participé à ce débat dans le domaine académique. Voir Sapir J., « Soglasovanie vnutrennykh u mirovykh cen na cyr’evye produkty v strategii yekonomitchekogo razvitija Rossii », [Dynamiques des prix mondiaux et internes des matières premières dans la stratégie de développement économique de la Russie] in Problemy Prognozirovanija, n° 6 (129), 2011, pp. 3-16.
[14] On rappelle qu’en Russie on considère une entreprise comme « petite » si elle a moins de 250 employés, ce qui la qualifierait d’entreprise moyenne en France.