Intelligence économique et guerre de l’information

L’intelligence économique est née de la volonté de pallier les carences culturelles de notre pays dans le rôle accordé à l’information pour définir et mettre en œuvre une stratégie de développement. La disparition du Bloc de l’Est a accentué le besoin d’une telle réflexion. Le fait qu’un allié soit éventuellement désigné du doigt par les medias comme un adversaire économique, impliquait de facto une nouvelle approche de la fonction renseignement et de la gestion opérationnelle des sources ouvertes. Pour relever ce défi, il fallait d’abord jeter les bases d’une culture écrite, inexistante au début des années 90. Cet objectif est aujourd’hui atteint. Il suffit de se référer au nombre croissant d’ouvrages parus sur le sujet depuis 5 ans pour constater que l’effet mode est largement dépassé. La vingtaine d’enseignements qui ont vu le jour dans l’enseignement supérieur depuis la sortie du rapport Intelligence économique et stratégies des entreprises confirme la pertinence de la démarche et son inscription dans la durée.

Les zones d’ombre de l’intelligence économique

Il n’en demeure pas moins quelques zones d’ombre qu’il semble urgent d’éclaircir. La problématique de l’intelligence économique ne se résume pas au partage de l’information dans le but d’innover ou de penser le développement avec plus de cohérence. Cette vision politiquement correcte ne couvre qu’une partie du problème. L’analyse des rapports de force entre blocs, puissances, régions et entreprises est indispensable pour lire à moyen et long terme le dessous des cartes de la compétition économique mondiale et faire face aux velléités hégémoniques de certains pays industrialisés. Elle est donc un élément déterminant de la stratégie d’intelligence économique qu’un décideur doit élaborer pour contrer une concurrence particulièrement agressive.

Dissocier l’ingénierie de l’information des logiques d’affrontement peut conduire à des erreurs majeures. On ne contre pas les procédés de conquête commerciale d’une firme aussi séduisante que Microsoft en se contentant d’améliorer la circulation de l’information dans sa propre entreprise. Les minutes du procès du leader mondial de l’industrie du logiciel illustrent bien les dérives concurrentielles qui se multiplient hors du cadre traditionnel produits-marché. Pour maintenir son rang sur le marché mondial, il ne suffit plus de faire un bon produit et d’avoir un marketing performant. Les techniques d’encerclement de marché sont aujourd’hui multiples et variées. Elles dépassent en amplitude et en volume les méthodes de pression juridique et financière recensées jusqu’à présent pour caractériser une action de concurrence déloyale. Les parties de bras de fer qui se jouent actuellement dans les coulisses de l’Organisation Mondiale du Commerce à propos du commerce de la banane, de la viande aux hormones ou des produits conçus à base d’organismes génétiquement modifiés ne sont qu’un reflet de la réalité.

Cette dimension conflictuelle de l’intelligence économique n’épargne pas les petites entreprises. Lorsque les patrons de PME du Club Progrès du Management de Haute Savoie manifestent collectivement le désir de se former à la guerre économique, c’est une nouveauté dans le réseau APM mais c’est surtout un signe du durcissement de la compétition au niveau le plus basique de l’économie de marché. Les collectivités territoriales n’échappent pas non plus à cette logique conflictuelle. Un conseil général peut financer une politique d’intelligence économique pour redynamiser un tissu économique local en favorisant l’accès à l’information mais il peut aussi bâtir un système de veille pour anticiper voire réagir contre des faillites ou des délocalisations qui déstabiliseraient gravement l’emploi dans sa zone géographique. L’intelligence territoriale met en exergue la dualité de l’intelligence économique : partager l’information pour innover et utiliser l’information pour combattre. La Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale (DATAR) peut faire de l’intelligence économique pour attirer davantage d’investissements étrangers en France afin de relancer l’emploi dans les régions en crise. Mais on lui reprochera à terme de ne pas faire d’intelligence économique pour vérifier que ces investissements étrangers ne fragilisent pas des entreprises françaises qui sont dynamiques et créatrices d’emploi.

Les conflits économiques liés à la société de l’information

Lorsque le groupe de travail présidé par Henri Martre a mené ses travaux sur l’intelligence économique entre 1992 et 1993, Internet n’avait pas encore été identifié comme un cinquième pouvoir potentiel. L’éphémère quatrième sous-groupe sur les banques de données n’eut pas le temps de se pencher sur cette mutation majeure de l’industrie de la connaissance. Les premiers travaux sur la question ont été conduits par le Général (cr) Mermet dans le cadre d’une étude commanditée par la Direction des Affaires Stratégiques du Ministère de la Défense. Le rapport Stratco/Intelco intitulé les nouvelles avenues de l’information complète le rapport Martre sur les points suivants :

  • fusion des méthodologies militaires et civiles,
  • croisement des sources ouvertes et du renseignement,
  • définition des stratégies d’influence,
  • enjeu de la guerre de l’information.

Un second rapport Stratco/Intelco fut réalisé en 1996 pour le compte de la Délégation Générale à l’Armement sur la guerre de l’information. Il constitue le point de départ d’une réflexion originale sur l’utilisation défensive et offensive de l’information et de la connaissance dans le cadre de l’après-guerre froide. C’est à cette occasion que fut conçue la grille de lecture sur la manière de mener la guerre par/pour/contre l’information, citée par Vladimir Volkoff dans son dernier ouvrage .

Cette nouvelle dimension de l’intelligence économique exigeait une approche spécifique en matière de formation. C’est ce qui a incité l’équipe d’Intelco à lancer en 1997 une école de guerre économique (EGE). Cet enseignement de troisième cycle répond à deux besoins :

  • adapter l’intelligence économique à la complexité des affrontements concurrentiels,
  • faire de la recherche/développement sur les applications civiles de la guerre de l’information à l’heure où les entreprises commencent à subir les nuisances d’Internet.

L’actualité des trois dernières années a été riche en événements sur les nouvelles formes d’affrontement liées à la société de l’information. C’est la raison pour laquelle l’EGE a organisé un colloque à l’UNESCO le 25 mars 1999. Contrairement aux manifestations sur l’infowar organisées par les Américains, où il est surtout question de piratage informatique et de communications commerciales sur des produits adaptés, ce colloque a présenté des cas concrets d’encerclement ou d’attaque par l’information. Pascal Andréi de l’Aérospatiale a démontré comment un concurrent a coulé l’ATR en 5 ans par une désinformation tous azimuts (medias et forums de discussion sur Internet). Le PDG de Belvédère S.A a relaté devant l’assistance comment l’action de son entreprise avait perdu les trois quart de sa valeur à la suite de campagnes de rumeur savamment orchestrées. Un site Internet élaboré par un cabinet de conseil anglo-saxon a servi de caisse de résonance principale pour diffuser les messages anti-Belvédère vers la presse. Cette entreprise moyenne est la première en France à subir ce type d’attaque de la part d’une entité spécialisée dans le conseil.

Jusqu’alors, seules les organisations comme Greenpeace ou des membres de la société civile, avaient revendiqué des opérations de cette nature. Citons pour exemple les campagnes médiatiques de Greenpeace contre Shell à propos des risques encourus par le coulage d’une plate-forme pétrolière en mer du Nord. De son côté, la compagnie Air France a été l’objet au milieu des années 90 d’une série de protestations orchestrées par une association prônant la lutte contre la vivisection. Les manifestants accusaient le transporteur aérien de convoyer sur ses lignes des animaux destinés aux laboratoires. La multiplication de ces pratiques génère aujourd’hui de nouvelles activités de veille. Une fois de plus, les Américains ont pris dans ce domaine une certaine avance. Des structures entièrement dédiées à la surveillance des forums de discussion ont vu le jour aux Etats-Unis pour aider certaines firmes multinationales à mieux cerner ce type d’action indirecte.

Mais la créativité suscitée par Internet est désormais sans limites. En mai 1999, un ancien agent du MI 6, en rupture de ban avec les services de sa Majesté, rend public par l’intermédiaire d’Internet une liste de plusieurs dizaines d’agents britanniques en activité. La presse commente cette démonstration exemplaire d’une attaque par l’information en soulignant l’émergence d’un cinquième pouvoir. Il est clair que les entreprises ne sont plus à l’abri de ce genre d’agressions. Le temps est venu de penser autrement la stratégie et la manière de gérer ces nouvelles formes d’affrontement économique. C’est l’essentiel du message délivré dans l’ouvrage que j’ai écrit avec le général (cr) Pichot-Duclos. La complexité des rapports de force entre puissances nous fait rentrer dans une nouvelle ère dominée selon l’américain Edward Luttwak par des économies de combat. Daniel Rouach a reproduit une classification presque similaire dans le monde des entreprises en distinguant les entreprises guerrières des autres catégories d’entreprises. Pour se développer, une entreprise guerrière n’hésite pas à attaquer ses concurrents par tous les moyens.

L’enjeu de la guerre de l‘information

Le poids croissant des sources ouvertes comme facteur-clé de déstabilisation du partenaire-adversaire implique une réflexion beaucoup plus approfondie sur les développements opérationnels de l’intelligence économique. Une polémique apparue en Grande Bretagne en souligne le caractère d’urgence. En mai 1999, certaines grandes surfaces britanniques ont pris la décision de retirer de leurs rayons les produits à bases d’organismes génétiquement modifiés (OGM). Cette bataille commerciale naissante entre la grande distribution et l’industrie agrochimique qui fabrique les produits à base d’OGM, risque de se jouer principalement dans le domaine de la communication. La riposte au boycott britannique des produits à base d’OGM d’Unilever et de Nestlé, est centrée sur une recherche poussée dans les techniques psychologiques d’incitation à la consommation.

Devant de tels phénomènes qui s’ajoutent à des signes précurseurs comme le scandale du sang contaminé ou la crise de la vache folle, les autorités de l’Etat comme le monde de l’entreprise ne peuvent se contenter de regarder passer les trains. Les nouvelles technologies de l’information sont un levier indiscutable de l’intelligence économique comme en témoigne l’action de la mission interministérielle de soutien à l’introduction aux NTIC dans l’administration. Mais il demeure cependant un no man’s land inquiétant : quelle réponse donner aux nouvelles formes d’ingérence contre les intérêts économiques publics et privés par le biais de la société de l’information ? Ce défaut dans la cuirasse française et européenne est identifié depuis plusieurs années par les services de renseignement français. Si certains prétendent qu’il n’y a aucun caractère d’urgence à traiter un tel problème, d’autres mettent l’accent sur la nécessité de ne pas le traiter en gestion de crise comme ce fut le cas dernièrement dans l’affaire Corse.

  1. Rapport publié en 1994 par le Commissariat Général du Plan à la Documentation française.
  2. Ancien directeur général de la DGSE, le général Mermet présidait alors la filiale Stratco du groupe Défense Conseil International. L’équipe d’Intelco, département d’intelligence économique de DCI, fut étroitement associé à la rédaction de ce document
  3. Vladimir Volkoff, Petite histoire de la désinformation, éditions du Rocher, 1999 (page 246).
  4. Christian Harbulot et Jean Pichot-Duclos, La France doit dire non, Plon, mars 1999.

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