La stratégie d’intelligence économique d’Apple procède d’une démarche unique. Née du traumatisme lié à la copie de ses innovations par son concurrent Microsoft, Steve Jobs, à son retour aux commandes de l’entreprise, a mis la protection au centre de sa politique. Cette démarche apparait d’ailleurs cohérente : pourquoi innover si nos rivaux peuvent se contenter d’attendre et de reprendre à bas coût nos avancées ?
Ce pilier fondateur s’est vite vu adjoindre un second tout aussi important, la capacité pour l’entreprise de générer ou de capter l’innovation dans un secteur ultra concurrentiel où les géants d’aujourd’hui basculent bien rapidement au rang de relique. Le secteur de la tech est cruel par les exemples de groupes dépassés : qui se souvient encore du BlackBerry, des PC IBM ou de Yahoo, remplacés par Apple, Nvidia et Google. Un champion des nouvelles technologies meurt par son manque d’innovation et Apple l’a bien compris.
La France elle-même dispose de géants dans des secteurs particulièrement variés, notamment LVMH dans le domaine du luxe et de la mode, Michelin dans les pneumatiques, TotalEnergies dans les hydrocarbures ou encore Sanofi dans la santé. Outre ces acteurs du CAC40, la France compte également des ETI exposées à l’international, mais aussi des PME parfois cruciales dans une chaine d’approvisionnement d’acteurs de plus grandes tailles.
Pourtant, pour la très grande majorité de nos fleurons nationaux, peu importe leurs tailles ou domaines, l’intelligence économique reste un monde lointain, voir inconnu. L’apport de la structuration du modèle d’IE d’Apple peut ainsi s’avérer d’une aide précieuse pour nos entreprises françaises, tant au niveau de ses avantages que de ses limites.
Une stratégie d’IE intégrée au modèle d’entreprise
La force d’Apple est d’avoir su mettre en place une politique d’IE qui englobe les trois piliers que sont la détection, la protection et l’influence. Il serait dès lors aisé de croire que seuls les grands groupes, avec leurs moyens, peuvent se permettre cette démarche. Il nous apparait, a contrario, essentiel de comprendre que l’IE n’est pas une question de coûts, mais d’état d’esprit.
En effet nos entreprises nationales ont un degré de maturité face à l’intelligence économique que l’on pourrait regrouper en trois catégories : les sociétés qui n’ont aucune connaissance de ce que représente l’IE et de ses avantages, les sociétés ayant recours à ces services, mais par le biais de cabinets externes spécialisés, et enfin les sociétés ayant tout ou partie d’une capacité d’intelligence économique intégrée en leur sein. Et chacune de ces catégories engendre des problématiques différentes.
Pour les premières, la question est de savoir comment les acculturer à nos savoir-faire. Il appartient, dans ce cas, aux professionnels de l’IE de démontrer leur plus-value, et en quoi nos techniques ne sont pas un centre de coût, mais au contraire disposent d’un retour sur investissement. L’exemple d’Apple peut permettre à ces entreprises de comprendre les enjeux d’une société soumise à un secteur extrêmement concurrentiel et particulièrement technique, et comment l’IE a permis à celle-ci de passer de situation de quasi-faillite à la fin des années 90 à la plus importante capitalisation boursière mondiale de nos jours.
Les entreprises françaises qui ont une démarche d’IE « externalisée » ont déjà un pied dans notre culture de gestion des risques et des actifs. Mais ces dernières manquent, pour des questions de coûts, de ressources humaines ou des raisons de choix ou de besoins temporaires, des compétences techniques en interne pour mener une politique d’IE efficace. Les cabinets spécialisés viennent ainsi mettre à disposition ces ressources. Le problème à ce niveau est ainsi double : la question de l’intégration au sein des cercles décisionnels du donneur d’ordre et la compréhension des enjeux de celui-ci.
Enfin, certaines des fonctions de l’IE peuvent être intégrées par des groupes français dans leurs murs. L’intelligence économique devient alors un « service » dédié qui, bien souvent, ne prend pas le nom de ses missions, ou alors de plusieurs équipes agissant sur une des thématiques, mais ne communiquant pas entre elles, voir n’ayant pas connaissance des attributions de leurs collègues. Le modèle de « service » dédié ayant alors pour limitation sa « visibilité » au sein de l’entreprise.
Car si l’on étudie le modèle français de l’IE, et en écartant les sociétés n’ayant aucune connaissance de notre domaine, les entreprises tricolores disposant d’un service « externalisé » ou « internalisé » se heurtent à notre conception même de l’information. En effet, cette dernière peut être perçue comme une donnée qui se suffit à elle-même, alors que pour d’autres elle est un bien à capter pour son profit personnel et carriériste, loin d’une conception plus large de l’information comme un ensemble d’éléments factuels analysés et diffusés le plus largement pour faire gagner une collectivités humaine rassemblé au sein d’une entreprise.
Le renseignement économique et l’information qu’il permet d’obtenir, butte dès lors sur notre incapacité à coopérer. La culture individualiste va à l’encontre de l’intérêt de l’entité globale que constitue l’entreprise. Pour certains, l’IE ne sert à rien. Pour d’autres au contraire, il est un moyen de faire progresser sa carrière. Aucun jugement de valeur, un simple constat qui semble aller à l’encontre de la démarche d’IE qui veut, dans sa parfaite théorie, que l’information est l’affaire de tous.
L’exemple d’Apple est ici frappant. Un ingénieur, responsable du développement du futur baladeur numérique, décèle chez l’un de ses sous-traitants un mini disque dur qu’il pense être la pièce maitresse manquante à son projet. La sérendipité se double ici de la capacité de cet ingénieur à être lui-même un acteur de cette veille technique. Cet épisode démontre également la force des boucles décisionnelles courtes au sein des entreprises. Ce chef d’équipe appelle lui-même Steve Jobs pour sécuriser 10 millions de dollars afin de mettre la main sur les prototypes de ces disques et les transmettre à l’équipe de design, le tout en quelques heures. L’IE au plus près du décideur devient dès lors une arme redoutable : la bonne information au bon moment pour le bon décisionnaire.
La capacité des entreprises françaises à former ses cadres, ingénieurs ou techniciens est donc plus l’affaire d’une prise de conscience et d’une volonté que d’une question de moyens financiers. L’IE est un état d’esprit qui doit infuser au sein de toute la structure, chaque employé devenant un capteur et un relai au sein de la société.
L’autre élément de l’exemple d’Apple pouvant être intégré dans le modèle français des entreprises est la capacité à bloquer ses concurrents en identifiant leurs vulnérabilités. Lorsque Apple signe des accords pluriannuels pour s’assurer la production de puces mémoires pour les iPod et iPhone, elle le fait pour en diminuer le coût unitaire, mais également pour asphyxier le marché, rendant ces composants plus difficiles à trouver, et donc plus onéreux, pour ses concurrents. L’art de faire d’une pierre deux coups.
Les entreprises françaises peuvent donc se placer, sur leurs marchés respectifs, dans cet état offensif d’identification des angles morts des sociétés auxquelles elles font face. Pour un coût marginal, elles peuvent donc gagner doublement. Cette capacité de bloquer des concurrents se traduit également avec la politique de brevet de la firme de Cupertino. Le dépôt d’un brevet a un prix, mais il constitue, même pour des PME ou des ETI, une assurance vie face à la prédation de rivaux économiques. L’expérience d’Apple face à Microsoft est parlant, face à un manque de protection, la première s’est faite doubler sur son propre terrain. Cruel, mais pas imprévisible.
Enfin, la stratégie d’influence d’Apple semble également être adaptable par les entreprises françaises. La capacité de la marque à la pomme de s’attirer les grâces de la presse requiert du temps et surtout une bonne connaissance de la puissance de sa marque. Pour nos sociétés nationales, cela se traduit par l’identification de relais d’influence dans leurs secteurs respectifs, non pas simplement sous un prisme de « relations presse », mais plus globalement sous l’angle de la culture d’entreprise. Apple ne vend pas des produits, elle promeut un mode de vie résumé en mots clés : design, chic, cool, facile, vie privée. L’un des crédos de Steve Jobs lors de ses présentations était « It just works », que l’on pourrait traduire par « ça fonctionne, tout simplement ». LVMH ne vend pas des sacs à main ou des parfums, le groupe vend « le chic à la française ». C’est justement cet « état d’esprit » qui séduit les « influenceurs » devenant, plus ou moins consciemment, les ambassadeurs de ce message et donc des prescripteurs d’achat.
Peu importe leurs tailles, les entreprises françaises sont insérées dans un marché avec des concurrents, des partenaires, des clients et des fournisseurs. A elles d’identifier parmi ces trois dernières catégories celles et ceux qui seront demain leurs ambassadeurs face à leurs rivaux commerciaux.
État d’esprit face à l’innovation, blocage des concurrents et identification de relais d’influence, ces trois thématiques issues de l’expérience d’Apple sont facilement transposables dans les stratégies d’entreprises françaises. Mais si le modèle d’IE de l’entreprise californienne dispose de nombreux atouts, il compte également des points difficilement compatibles avec notre vision des actes acceptables par une société.
Une schizophrénie difficilement compatible avec nos politiques d’entreprises
Capter et protéger l’innovation ainsi qu’influencer son environnement, le succès d’Apple pourrait rendre son modèle d’IE attractif. Mais si la marque américaine est devenue une machine de guerre économique, c’est aussi en tordant l’éthique.
L’exemple de la « police secrète » de la société, parfois surnommée « la Gestapo Apple » apparait en totale contradiction avec nos pratiques, et même notre droit. Des entreprises ont ainsi été poursuivies en France sur ces sujets. Ikea a ainsi été condamnée en juin 2021 pour avoir espionné des centaines de salariés entre 2009 et 2012. Les méthodes de la police secrète d’Apple, avec la confiscation des téléphones professionnels et ses interrogatoires, seraient donc réprimées chez nous, fort heureusement.
La question se pose du rapport entre Apple et la légalité de ses pratiques, et plus globalement, de l’éthique et de l’intelligence économique, et même du droit et de la guerre économique. Si le but de cette étude n’est pas de répondre à ces questions, l’exemple d’Apple est intéressant car il nous interroge sur les limites de l’IE en entreprise qui ne peuvent pas aller jusqu’à des pratiques de harcèlement ou d’intrusion dans la vie privée des salariés. Cela revient à savoir placer le curseur entre IE offensive et pure prédation économique.
En effet, Apple dispose désormais d’un poids économique supérieur à certains états. Son PDG Tim Cook est reçu par les dirigeants de ce monde comme Xi Jinping ou Mahendra Modi, au même titre que d’autres chefs d’État. Mais ses pratiques doivent s’inscrire dans le cadre réglementaire des pays dans lesquels elle commerce.
Il serait dangereux qu’un groupe tel qu’Apple puisse penser pouvoir s’extraire des règles pouvant s’appliquer à tous les autres acteurs économiques, y compris ses concurrents. Cela reviendrait à autoriser une possible distorsion de concurrence entre des mastodontes ayant une politique d’IE agressive et de plus petits acteurs. Il convient donc aux autorités étatiques de savoir contenir les velléités de ces groupes transnationaux dans leur volonté de domination économique.
Les entreprises françaises ne doivent donc jamais oublier que l’IE est un outil, et que comme tout outil celui-ci dispose de limites, qui en l’occurrence ici s’appelle le Code pénal…
Par ailleurs, le modèle d’Apple apparait schizophrénique dans la mesure où chacun est acteur de l’innovation au sein de l’entreprise, mais tout en étant maintenu dans des silos hermétiques prenant parfois la forme de labos secrets isolés des autres équipes. La collaboration se heurte ici au culte du secret et au poids de la confidentialité.
Nous avons vu que le modèle français d’intelligence économique a déjà du mal à se mettre en place en raison de notre difficulté à partager l’information. La mise en place d’un système inspiré d’Apple rendrait cette tâche impossible. La peur de partager de l’information est antinomique de la cuture d’IE, et Apple apparait comme une machine à fabriquer de l’appréhension et du contrôle social de ses employés.
Si le modèle d’IE d’Apple fonctionne, c’est que l’entreprise n’est pas constituée de façon monolithique ou pyramidale. Il faut au contraire voir Apple comme une collection de « mini start-ups » ou de bulles intégrées dans une structure plus vaste. Chaque produit est vu comme une équipe dédiée pouvant recruter des ingénieurs d’autres unités, des responsables marketing, des spécialistes en supply chain,… Seuls quelques hauts cadres de la marque disposent ainsi d’une vue d’ensemble des différents développements en cours et permettent de diffuser les informations nécessaires entre ces bulles. Ces hauts cadres sont regroupés dans ce qui est parfois dénommé le « Apple Top 100[i] », le groupe des 100 plus hauts cadres de la société comptant 161 000 employés dans le monde.
Ainsi, si les équipes sont cloisonnées les unes des autres, ce « Top 100 » lui dispose de toutes les informations stratégiques et les partage dans un cercle restreint de confiance, avant de faire redescendre les informations nécessaires à la continuité des opérations.
Ce cercle de confiance constitue par cette occasion une tour de contrôle et de relai qui va s’assurer que chaque personne, au sein des différentes équipes, dispose que des informations utiles à l’avancement des projets, et le cas échéant, puisse résoudre tout blocage.
Apple est devenue une machine de guerre économique car elle a vu sa stratégie impulsée par un fondateur visionnaire mais tyrannique. Cette gestion s’est diffusée dans les pratiques mêmes de son entreprise. Le modèle d’IE tel que mis en place par Apple repose donc sur un équilibre qui s’est constitué au fil des années, et d’une histoire ponctuée de traumatismes mais également de succès.
Cet équilibre apparait extrêmement complexe à mettre en place pour nos entreprises qui n’ont pas la même culture business. L’intelligence économique apparait donc ici dans sa véritable forme, du « sur-mesure » et non de « prêt-à-porter ».
L’illégalité ou la schizophrénie ne sont pas des prérequis pour mettre en place une stratégie efficace d’IE. Au contraire, le sentiment de fierté et d’appartenance à une structure, un but clairement défini et des moyens en adéquation sont des moteurs beaucoup plus puissants de changements organisationnels.
Pour que nos sociétés françaises puissent rivaliser avec leurs concurrents, il devient ainsi urgent qu’une prise de conscience s’opère et que l’IE devienne enfin l’affaire de tous et qu’elle se structure, au plus juste, dans chaque organisation dans un seul but : gagner collectivement.
Bien qu’ayant des dérives sur des questions éthiques ou de poids du secret, la stratégie d’Apple nous amène à un constat : l’intelligence économique fait gagner !
A nous d’en convaincre les entreprises, peu importe leur taille ou secteur, et d’adapter nos méthodologies au plus proche de leurs besoins et moyens.
CONCLUSION
Apple a su mettre en place une stratégie complète d’intelligence économique autour du triptyque détecter, protéger et influencer.
En effet, à travers l’identification d’un composant clé ayant donné naissance à l’iPod au succès planétaire, en passant par la mise en place de centres de R&D secrets, mais aussi en rachetant des startups innovantes, la marque à la pomme est passée maitre dans la détection de technologies d’avenir.
De même, Apple a mis en place des techniques de protection de ses innovations notamment par un culte du secret poussé à son paroxysme, une police secrète, l’Apple Loyality Team, ou par l’utilisation des brevets et droits de marque pour repousser ses concurrents du secteur des nouvelles technologies.
Enfin, Apple et sa capacité à attirer à elle une couverture médiatique largement acquise à sa marque et son investissement de plus en plus massif dans les actions de lobbying classiques démontrent les capacités d’influence de la société californienne.
L’expérience de la firme de Cupertino nous démontre qu’une stratégie d’IE peut radicalement transformer la destinée d’une société passant de la quasi-faillite à star de la tech de nos jours.
La structuration de l’IE en France, depuis l’impulsion publique des rapports Martre et Carayon, s’est faite grâce à quelques grands acteurs privés, notamment des groupes industriels et des cabinets spécialisés. Le secteur public est largement resté sur la touche, tournant parfois en rond.
Mais l’IE en France ne concerne encore qu’une petite sphère d’acteurs conscients des plus-values de nos méthodologies. Tout est une question de prise de conscience à plus grande échelle.
L’exemple d’Apple nous démontre que des techniques parfois simples fonctionnent lorsqu’elles sont mises en œuvre de façon pragmatique. Grands groupes, ETI ou encore PME, toutes les entreprises françaises peuvent donc mettre en place une stratégie d’IE pour, à leur tour, devenir à leurs échelles respectives des machines de guerre économique.
Notes
[i] https://www.startupgrind.com/blog/inside-apples-top-100/