La cyberguerre peut-elle être sans contenu ?

La cyberguerre est née dans la confusion des genres illustrée par la terminologie qui a fleuri ces dernières années : « cyberespace, cyberguerre, cyberdéfense, cyberstratégie, cyberattaque, cyberhacktivisme, cybercriminalité ». L’absence de doctrine française sur le sujet entretient un flou conceptuel qui freine la prise de conscience des principaux intéressés (appareil militaire, structures de sécurité, acteurs économiques, société civile). Lorsque le pouvoir politique ne saisit pas l’enjeu stratégique, la problématique se dilue souvent dans des considérations techniques avec, dans le meilleur des cas, quelques avancées sur le terrain défensif.

La clarification du concept de cyberguerre passe d’abord par une étude détaillée de la conflictualité propre à la société de l’information. Cette évidence n’en est pas une. La plupart des spécialistes du sujet ou qui se présentent comme tels prennent le problème à l’envers en partant de l’identification des failles « des tuyaux » et non de l’analyse des stratégies qui cherchent à les exploiter. Cette erreur a déjà été commise lors de l’introduction du char dans les armées entre les deux guerres mondiales. Les responsables de l’armée française accueillirent cette innovation comme un apport technique à la puissance de feu de leurs forces et ne cherchèrent pas à saisir la manière dont l’ennemi allait l’utiliser en le combinant avec l’appui aérien.

Cet aveuglement n’est pas nouveau et a déjà eu pour conséquence d’aboutir dans le passé à des défaites stratégiques ou tactiques. Les précédents historiques dans l’histoire du XXè siècle devraient pourtant inciter à une certaine prudence. Plusieurs conflits militaires de grande et de moyenne intensité ont mis en évidence l’importance déterminante d’une guerre de l’information par le contenu dans les stratégies des belligérants.

Un système de pensée globale mort-né

La seconde guerre mondiale est à l’origine d’un système abouti dans la manière d’utiliser l’information sous toutes ses formes pour gagner une guerre. L’évolution de la situation sur le front occidental entre 1943 et 1944 a conduit les alliés et plus particulièrement la Grande Bretagne à intégrer à sa stratégie militaire une dimension informationnelle pour tromper l’ennemi sur les lieux de débarquement. Sans nier l’impact des aspects purement techniques (décryptage de la machine Enigma, interception des messages radios émis par les Allemands) sur le déroulement des opérations militaires, les opérations d’intoxication et de désinformation orchestrées par les Britanniques ont eu une incidence décisive sur la réussite du débarquement en Normandie. Le point décisif de cet apport non militaire à la conduite de la guerre fut la manière le chef de l’exécutif s’impliqua dans le processus. Le Premier Ministre Winston Churchill joua un rôle déterminant dans un dispositif articulé autour de deux organismes : le Political Warfare Executive (PWE) et le London Controlling Section (LCS). Intégrée à l’origine au Special Operation Executive, la structure acquit assez rapidement une autonomie opérationnelle centrée sur trois axes d’intervention :

  • Perturber la perception de l’évolution du conflit par les dirigeants nazis.
  • Fausser la lecture des plans alliés par les responsables militaires allemands.
  • Démoraliser la population par des rumeurs et des fausses nouvelles.

Le principe de cette guerre de l’information par le contenu fut arrêté à la conférence de Casablanca. Deux initiatives ont dominé cette démarche de tromperie : le plan Jael et le plan Fortitude. Mis en œuvre entre novembre 1943 et février 1944, le plan Jael fut à la fois une manœuvre de diversion et de désinformation dans le secteur de la Méditerranée. A titre d’exemple, l’opération Zeppelin devait amener les troupes de l’Axe à se disperser afin de parer à des risques « suggérés » de débarquement en Sardaigne, en Grèce et dans les Balkans. Sa finalité était de masquer aux Allemands le véritable lieu du débarquement en Sicile. Le plan Fortitude devait faire croire aux Allemands que la Normandie n’était qu’un lieu de débarquement secondaire et que le débarquement principal aurait lieu dans le Nord Pas de Calais afin de fixer les divisions allemandes qui défendaient cette zone et de retarder leur arrivée après le 6 juin.

L’organisation de cette multitude d’opérations échelonnée dans le temps impliqua l’ensemble des services spéciaux britanniques et américains ainsi que le GC & CS (service d’écoute et de décryptage), le Special Operation Executive (SOE) et le Foreign Office. Elle mobilisa des moyens spéciaux importants (armées ou flottes fantômes, fausse activité radio, équipes de renseignement spécialisées dans la gestion des agents allemands retournés). L’originalité de cette guerre de l’information par le contenu n’a pas donné lieu à une conceptualisation pertinente. Winston Churchill avait pourtant inventé une démarche originale de grande ampleur qui n’a pas d’équivalent si on la compare avec les pratiques de propagande des guerres précédentes.

La segmentation du concept de guerre de l’information

Après la fin des hostilités, le secret fut préservé durant plusieurs décennies en partie à cause du déclenchement de la guerre froide. Dès 1947, les services américains et britanniques initiaient une nouvelle forme de guerre de l’information par le contenu pour contrer la pénétration soviétique dans les milieux politiques, intellectuels et culturels du monde occidental. Le gouvernement américain investit d’importants moyens dans un programme secret de propagande culturelle en Europe occidentale symbolisé par le lancement du Congress for Cultural Freedom. Les services de renseignement américains s’appuyèrent sur ce congrès pour la liberté de la culture pour attirer des intellectuels européens tels que Raymond Aron. L’objectif était qu’ils apportent la caution de leur image à cette politique de contre influence destinée à répandre une pensée anticommuniste dans les milieux de la droite conservatrice et de la gauche modérée. Ce dispositif qui employait des dizaines de personnes dans plus de trente pays. Il soutenait la parution d’ouvrages comme le Zéro et l’infini d’Arthur Koestler, parrainait une vingtaine de revues (y compris de nature subversive comme Encounter), montait des expositions artistiques et organisait des conférences et des colloques à l’international.

Durant la guerre froide, le champ exploratoire de la guerre de l’information par le contenu initié au cours de la seconde guerre mondiale se segmente sur plusieurs terrains d’application sans pour autant mettre en perspective la dimension globale que lui avait donnée Winston Churchill :

  • Le terrain militaire où vont être testés les techniques de guerre psychologique au cours des guerres coloniales.
  • Le terrain politique qui sera propice aux différentes manifestations du combat idéologique que se livrent les deux blocs.
  • Le terrain du renseignement qui se prêtera à un développement des méthodes de désinformation et de manipulation de la production de connaissances.

Cette segmentation a eu des répercussions très négatives dans la mesure où chacun des acteurs s’est enfermé dans sa propre grille de lecture en relativisant au passage l’importance des autres domaines. Des trois terrains d’expérimentation cités, aucun n’est à l’origine d’une clarification du concept global de guerre de l’information.

Les expériences tirées des guerres coloniales ont longtemps été des sujets tabous au sein de l’armée française à cause des fractures générées par la fin de l’épisode algérien (putsch d’Alger, terrorisme de l’OAS, affrontements entre partisans et opposants à l’Algérie française dans la vie politique hexagonale). La réintroduction très prudente des opérations d’information au sein des forces spéciales à la fin des années 90 n’a pas apporté à l’Etat Major des Armées une visibilité suffisante pour en tirer une interprétation de niveau stratégique. Les tentatives du CICDE pour définir le concept d’influence sont louables mais n’ont pas pour l’instant amplifié le degré de prise de conscience sur l’importance de la guerre de l’information par le contenu dans la conduite d’une guerre de faible, moyenne ou haute intensité. On peut regretter sur ce point l’absence de mémoire sur l’importance de cette forme de guerre dans le résultat de la première défaite non militaire des Etats-Unis en tant que superpuissance: la guerre du Vietnam.

La disparition de l’URSS a mis fin à la réflexion sur les différentes formes que prenait la confrontation idéologique entre les Blocs de l’Est et de l’Ouest. Les leçons qui auraient pu être tirées de la pratique du faible contre le fort ont très vite été oubliées. La principale d’entre elles étant que le faible cherche systématiquement la faille et cherchera à l’exploiter en lui donnant un maximum de résonance informationnelle alors que le fort mise sur la puissance de feu et l’avancer technologique pour défaire l’ennemi. Les guerres d’Irak et d’Afghanistan ont pourtant démontré que la victoire militaire contre des forces conventionnelles peut être contrecarrée par le sentiment d’un échec géopolitique et culturel aux conséquences parfois incalculables dans la durée.

Les services de renseignement ont de leur côté restreint leur recours aux techniques de désinformation et d’intoxication dans la période de disparition de l’ennemi principal qui a suivi la chute du Mur de Berlin. A contrario, ce sont les politiques qui ont abusé de cette méthode comme ce fut le cas pour légitimer l’intervention de l’armée américaine en Irak en prenant le prétexte erroné de la présence d’Armes de Destruction Massives dans l’arsenal militaire de Saddam Hussein. .

La place du contenu dans la guerre de l’information

L’influence des Etats-Unis est perceptible dans cette tendance à focaliser les esprits sur le contenant tout en excluant la problématique du contenu ou la reléguant à un impact mineur. La volonté de détruire l’ennemi, de le priver de ses capacités de frappe militaire, de limiter son pouvoir de nuisance par une suprématie en termes d’armement incite le mode de pensée militaire américain à privilégier la technologie de la guerre et sa rentabilité. Certains officiers généraux et ingénieurs informaticiens (français en l’occurrence) en charge du dossier portent une responsabilité certaine dans cette tendance à ne cerner que la partie technique de cette nouvelle forme de guerre.

Les premiers éléments de réflexion sur les marges de manœuvre suscitées par la nature conflictuelle de la société de l’information soulignent le lien indissociable qui existe entre le contenu et le contenant. Les conflits militaires qui intègrent la cyberguerre font apparaître une différence d’impact entre les actions sur le contenant et les actions à partir du contenu. Lors de la dernière guerre du Liban, les Israéliens ont détruit à distance des sites internet proches du Hezbollah. Mais cette réussite technique a eu peu d’effets par rapport à la photo mondialement connue du jeune enfant tué à la suite d’un bombardement israélien dans le Sud Liban. Les commandos du Hezbollah tiraient des roquettes à proximité d’habitations pour exploiter ensuite l’image des victimes des tirs de contre batterie de l’Etat hébreu. Cette guerre de l’information par le contenu a obligé l’armée israélienne à relever ce défi lors de la guerre dans la bande de Gaza face au Hamas. Ce dernier reprit à son compte la ruse du Hezbollah mais en commettant l’erreur de donner l’exclusivité de la prise d’images à la chaîne Al Jezira. Ce regard exclusif sur le déroulement des évènements militaires dans la bande de Gaza eut pour effet de jeter le doute sur la démonstration par les images que les dirigeants du Hamas voulait faire passer dans le reste des médias.

La lecture du déroulement de la guerre civile syrienne relativise la portée de cette guerre de l’information. L’efficacité des actions sur le contenant menées de part et d’autre est encore difficile à évaluer. La guerre de l’information par le contenu favorable dans un premier temps aux forces insurgées (images de tirs dans la foule par l’armée syrienne) est rééquilibrée par l’effet désastreux des images de crimes de guerre commis contre des défenseurs du régime par des membres de l’Armée Syrienne Libre. Autrement dit, la place de la cyberguerre n’est pas gagnée d’avance aussi bien dans une guerre globale de l’information que dans une logique purement tactique.

Les tensions en temps de paix génèrent aussi des actions de guerre de l’information. C’est l’interprétation que l’on peut donner au raid que des pirates chinois mènent désormais chaque année contre des sites japonais pour commémorer les crimes commis par l’armée nipponne contre la population chinoise dans les années trente. Ces actes de piratage informatique sont un message adressé aux actuels dirigeants du Japon qui les traduit comme un acte d’intimidation. Dans cet exemple, le contenant sert de support au contenu.

Dans le domaine économique, la nécessité de cerner les deux dimensions de la guerre de l’information n’est pas encore considérée comme une priorité. Les mesures préventives et défensives visent à prémunir les entreprises contre le pillage des données et contre un éventuel parasitage de l’activité informatique de l’entreprise cible. Les entreprises agressives et leurs victimes n’ignorent pas l’importance des attaques informationnelles par le contenu qui peuvent affecter durablement l’image, l’équilibre financier et la gouvernance d’une entreprise victime d’une agression informationnelle. La perception stratégique de cette forme de menaces est pratiquement absente des débats patronaux. Les réactions se font au cas par cas en fonction du type d’attaque et ne sont que très rarement évoquées au niveau d’un comité exécutif.

Il existe des signes précurseurs d’une approche globale de la guerre de l’information comme l’affaire citée dans DSI par Jamel Metmati à propos du piratage de codes d’accès de pays de l’Union Européenne détenteurs de quotas de CO2. Une affaire antérieure avait révélé une attaque par contenant qui servait de levier à la véritable attaque par contenu. L’attaque par contenant était une tentative de déstabilisation d’un groupe installé en Belgique par une intrusion sur le réseau informatique pour établi un faux lien entre des cadres dirigeants et un site pédophile. L’attaque par contenu se résume à l’alerte indirecte donnée par l’attaquant à un service de police belge afin qu’il déclenche une enquête dans le but d’interpeller les dirigeants piégés par le faux lien créé avec le site pédophile. Le déclenchement d’une affaire médiatique était en l’occurrence l’effet final recherché par le concurrent déloyal qui était à la manœuvre.

Un chemin semé d’embuches

Le contrôle des tuyaux est-il plus maîtrisable ou plus nuisible que l’information et la connaissance qu’ils véhiculent ? Cette question est au cœur de la problématique de la guerre de l’information. Les informaticiens et les militaires centrés sur le contenant mettent en avant la croissance exponentielle des réseaux, des individus connectés, des produits liés aux technologies de l’information. Cette masse critique leur donne la légitimité dans la prise de parole et le cadrage de l’expertise. Il n’empêche que l’histoire des conflits passés et présents relativise le poids de la technologie dans l’issue des conflits. Combien de fois faudra-t-il répéter que le Vietnam, l’Irak et l’Afghanistan ne sont pas des victoires technologiques mais des situations d’enlisement dans laquelle la guerre de l’information par le contenu (légitimée par des facteurs historiques et culturels) a joué et continue à jouer un rôle décisif ?

  1. Article paru en 2013 dans la nouvelle revue de Géopolitique
  2. Directeur de l’Ecole de Guerre Economique et directeur associé du cabinet Spin Partners.
  3. Jamel Metmati, capitaine au 40è régiment de transmissions, Une stratégie du cyberespace, le modèle des cyberopérations, revue Défense&Sécurité Internationale n°85, octobre 2012.
  4. Constat émis dans le rapport de Jean Marie Bockel sur la cyberdéfense.
  5. Anthony Cave Brown, La Guerre secrète, le rempart des mensonges, Pygmalion/Gérard Watelet, 1981, 2 volumes.
  6. Jean Deuve, La Guerre des magiciens – L’intoxication alliée 1939-1944, éditions Charles Corlet, 1995.
  7. Le Political Warfare Executive fut créé en février 1942. Il dépendait du Foreign Office et avait la responsabilité de concevoir et de conduire l’action de propagande politique et psychologique dans les pays occupés.
  8. La London Controlling Section était chargée de la conception des plans de mystification et de la coordination de leur exécution.
  9. La mission du SOE était de préparer les forces de résistance locale en vue de missions de sabotage sur les arrières de l’ennemi lors du débarquement.
  10. Ben Macyntire, Les espions du débarquement, éditions Ixelles, 2012.
  11. Frances Stonor Saunders, Qui mène la danse, la CIA et la guerre froide culturelle, Denoël, 2003.
  12. Stephen Koch, La fin de l’innocence, les intellectuels d’Occident et la tentation stalinienne, éditions Grasset, 1995.
  13. Selon Frances Stonor Saunders, 167 fondations privées (vraies ou fausses) ont été activées pour soutenir de cette démarche.
  14. Le Foreign office fit l’acquisition de plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires de cet ouvrage pour le diffuser à des publics cibles dans les démocraties occidentales.
  15. Christian Harbulot, L’apport de l’intelligence au renseignement, actes du colloque du CF2R, 2012.
  16. Le niveau de pertes américaines cumulées (morts, blessés, traumatisés) subies durant la guerre civile qui a suivi la défaite des troupes de Saddam Hussein porte sur plusieurs dizaines de milliers d’hommes. Ce chiffre auquel il faut ajouter la situation de l’Irak après le retrait des troupes décidée par le Président Obama relativise très fortement le sentiment de victoire émis par son prédécesseur Georges Bush.
  17. Les Talibans ajustent de plus en plus leurs pratiques militaires à la conduite d’une guerre de l’information par des actions de type« green on blue » qui consistent à faire tirer sur des cibles américaines des soldats de l’armée afghane. Ces attaques spectaculaires minent le crédit de confiance accordé aux forces du régime de Kaboul et remettent en cause la pertinence du bilan militaire de l’ISAF.
  18. Le massacre de Nankin de 1937 est un des évènements les plus marquants de de la seconde guerre sino-japonaise. Plusieurs centaines de milliers de civils et de soldats ont été tués par les soldats de l’armée impériale japonaise.

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