La pensée est une arme -Episode 2- Création d’une matrice et d’une grille de lecture

Etude du cheminement d’une création de concepts

 

Bernard Nadoulek

Christian Harbulot

Laurent Nodinot

 

 

 

 

 

 

 

1985-1989 : La création d’une matrice

 Pendant les années 70 et 80 c’est d’abord sur une pratique intensive des arts martiaux que Bernard Nadoulek et Christian Harbulot ont posé les bases de leur démarche commune. Au-delà de la pratique, leur but était de s’interroger sur une philosophie du combat permettant d’assurer l’autonomie des individus pris dans d’inextricables rapports de force tant interpersonnels, qu’économique et politique. Nous pourrions dire aujourd’hui qu’il s’agit de réhabiliter une conception offensive de la citoyenneté pour affronter un monde en pleine transition ou il faut reprendre l’initiative. Les arts martiaux étaient et sont restés une matrice d’apprentissage qui associe le corps et l’esprit. Ils sont de fait un point de passage obligé pour sentir la réalité d’un rapport de force sans aboutir à une logique de mort comme dans le combat dans une guerre militaire. Il ne s’agit pas d’un mimétisme de l’affrontement mais d’une réflexion à froid sur notre comportement face à un adversaire.

Ce travail nous a permis d’approfondir le travail sur la stratégie[1] et sur les rapports de force économiques[2]. Bernard Nadoulek s’est spécialisé par la suite sur l’analyse comparée des matrices culturelles afin de cerner la dialectique de la stratégie. Christian Harbulot a cherché à cerner le rôle du renseignement puis de l’information dans les affrontements économiques du monde de l’après-guerre froide.

Il est intéressant de revenir sur trois scénarios géopolitiques élaborés au cours des années 80 dans le cadre de ce travail de collaboration.

  • L’Empire du milieu et le déclin de l’Occident.

Le monde évolue pacifiquement et sous le prétexte que le marché est l’avenir du monde, la Chine s’impose par la taille critique de la démographie et de son consumérisme. C’est ce qui explique pourquoi nous allons nous prosterner sans pudeur à l’exposition universelle de Shanghai, tout en sachant que l’économie de la contrefaçon est à ciel ouvert et que l’opacité financière est pour l’instant un sujet tabou. Pendant ce temps, avec ses excédents commerciaux, la Chine opère une véritable OPA mondiale sur les ressources naturelles et l’énergie. Une fois ses approvisionnements sécurisés la Chine peut imposer ses arbitrages dans le concert des nations. Dans le même temps, les États-Unis et l’Europe déclinent sous les contrecoups de la crise financière et obligataire. Résultat : la Chine n’est plus seulement l’usine ou le marché du monde mais bien la référence dirigiste majeure de la mondialisation.

  • Royaumes Combattants et fragmentation de l’échiquier multipolaire.

Sous les coups de la crise, l’échiquier multipolaire mondial se fragmente. Le protectionnisme est de retour, chacun essaye de survivre par ses propres moyens en créant ou en recréant des champions nationaux. Les pays occidentaux entrent dans une phase de relocalisation compétitive en rapatriant leurs industries avec des usines hautement automatisées, pour lutter efficacement contre la concurrence des coûts salariaux dans les pays émergents ou en voie de développement. Puis ils créent des services autour de ces nouvelles industries. Dans le reste du monde, différents modèles d’économie autocentrée émergent péniblement. Les inégalités et les conflits se multiplient. Le monde survie mais il est impossible de régler les problèmes mondiaux d’écologie, du climat et de développement.

  • La sphère de coprospérité asiatique et la contre-offensive occidentale.

C’est une alliance des pays asiatiques et une extension prédatrice de leurs économies qui provoque une alliance occidentale dopée par le danger. Les deux fronts se font face et, chacun dispose de suffisamment d’armes pour dissuader l’autre. Un équilibre s’établit et le monde se remet en marche à travers un nouvel équilibre dynamique.

La matrice « Direct/Indirect/Anticipation »

En 1987, Bernard Nadoulek a finalisé ses travaux théoriques sur le comportement stratégique après un long échange d’idées avec Christian Harbulot. Le centre de Prospective et d’Evaluation du ministère de la Recherche, dirigée par le polytechnicien atypique Thierry Gaudin, finance une étude[3] que l’Association pour la Diffusion de l’Information Technologique diffuse en 1988 à travers son réseau. La matrice Direct/Indirect/Anticipation apporte un éclairage conceptuel novateur sur la manière d’interpréter les comportements stratégiques.

 

matrice direct/indirect/anticipation

 

La création d’une grille de lecture sur les cultures du renseignement

Dans la continuité du séminaire qu’ils avaient animé en 1987 sur « Les enjeux stratégiques de la guerre secrète », Christian Harbulot sous le pseudonyme de Marc Elhias, et Laurent Nodinot rédigent un ouvrage sur les cultures du renseignement[4].

Jusqu’à cette date, l’expression « culture du renseignement » n’était pas utilisée, ni par les professionnels du monde du renseignement, ni par les nombreux auteurs français spécialistes du domaine. Rémi Kauffer fut un des premiers à reprendre l’expression sans réellement l’exploiter quelques années plus tard. Il a fallu attendre le travail de l’universitaire Sébastien Laurent entamé au début des années 2020 pour avoir une traçabilité de la manière dont est apparu ce concept dans le langage institutionnel.

La mise en exergue des caractéristiques spécifiques des cultures du renseignement a souligné le poids du contexte historique, culturel et sociopolitique dans l’évolution d’une culture nationale de renseignement. Mais c’est aussi la comparaison des cultures du renseignement qui a permis de mettre l’accent sur l’orientation du renseignement en termes de politique de puissance.

Sommaire de l’ouvrage « Il nous faut des espions »

Dans un entretien avec la Nouvelle Revue d’Histoire[5], Christian Harbulot explique la liaison entre ce concept émergent de « cultures du renseignement » et l’étude des rapports de force géoéconomiques :

« Tout cela me conduisit ensuite à privilégier, de 1986 à 1988, l’analyse comparée des diverses cultures du renseignement, là où les travails existants n’avaient généralement qu’un intérêt exclusivement descriptif. Je me suis tourné ensuite sur la place du renseignement dans l’accroissement de puissance d’un pays, ce qui devait naturellement me conduire, au cours de cette décennie de maturation, à « l’intelligence économique ».

Notes

[1] Bernard Nadoulek, Etude « Intelligence Stratégique », 1988, ADITECH.

[2] Christian Harbulot, « Techniques offensives et guerre économique », 1989, ADITECH.

[3] Bernard Nadoulek, L’intelligence stratégique, Paris, Aditech, 1988.

[4] Marc Elhias, Laurent Nodinot, Il nous faut des espions : le renseignement occidental en crise, Paris, R. Laffont, 1988. Paris,

[5] La Nouvelle Revue d’Histoire n°75, novembre-décembre 2014.

 

Télécharger le document

DOCUMENTS SIMILAIRES

Loading...