Proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères: un verre à moitié plein!

Mai 23, 2024

Le 22 mai, le Sénat a adopté en première lecture la proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères.

S’il est intéressant d’analyser en détail les amendements proposés par les divers acteurs et les prises de paroles tant lors du débat général que sur articles, tel ne sera pas notre propos qui ne traitera que du fond de cette proposition de loi. Votée avec 11 amendements supplémentaires, le texte issu de la Haute assemblée (la petite loi) est donc différent de celui issu de la Chambre basse. L’étape suivante sera donc un débat au sein d’une commission mixte paritaire (composée de 7 députés + 7 sénateurs) à une date non encore connue au moment où nous écrivons ce texte.

Cette petite loi (https://www.senat.fr/petite-loi-ameli/2023-2024/596.html) est composée de 5 articles. Il est à noté que seule la publication au journal officiel fait force de loi-ce qui n’est pas encore le cas.

L’article 1 défini les nouvelles obligations de déclaration qui incomberont aux acteurs faisant de l’ingérence.

Définition d’un acteur ingérant

Il s’agit soit d’une « personne physique » soit une « personne morale » qui soit « sur ordre, à la demande ou sous la direction ou le contrôle d’un mandant étranger » exerce une activité d’ingérence. Les acteurs peuvent donc être soit des individus soit des entreprises, associations, ONG, fondations, GIE (personnes morales de droit privé) mais aussi Etat, collectivités territoriales, autorités administratives car le texte ne précise pas s’il s’agit de personnes morales de droit privé ou de droit public.

Définition d’une activité d’ingérence ?

Le texte la définit comme étant « une ou plusieurs actions » qui ont pour objet d’ « influer sur la décision publique », par exemple « sur le contenu d’une loi ou d’un acte réglementaire », mais aussi sur une « décision publique individuelle » plus largement sur « la conduite des politiques publiques ».

La définition par le dictionnaire de l’Académie du verbe s’ingérer est « S’introduire indûment ou indiscrètement (dans l’activité d’autrui)» ou « se permettre de faire quelque chose sans en avoir l’autorisation ». On peut déduire donc qu’il s’agit ici de lutter contre les agissements étrangers -nous reviendrons sur le périmètre plus bas- sur les activités de l’Etat au sens large – c’est-à-dire l’action de l’Etat central et décentralisé (les collectivités territoriales)-.

La notion de « décision publique » mérite que nous nous y attardions. Tout acte administratif unilatéral individuel (autorisation de permis de construire, subvention, nomination par ex.) est une décision publique mais aussi on peut estimer que le contrat administratif entre dans ce champ puisque la désignation d’un attributaire d’un marché public est elle-aussi une décision publique et qu’elle est le moment où le contrat se noue (les candidats ayant déjà signé par avance un engagement unilatéral à respecter le contrat s’ils devenaient attributaires).

Les moyens de l’ingérence

Le texte précise qu’il s’agit d’entrer en « communication » avec une liste définie d’interlocuteurs soit de réaliser « toute action de communication à destination du public », de « récolter des fonds ou procédant à des versements de fonds sans contrepartie » (comprendre sans contrepartie matérielle).

Les interlocuteurs cibles peuvent être « un membre du gouvernement » ou d’un « cabinet », un parlementaire ou un collaborateur de parlementaire ou de groupe parlementaire, un agent des services des assemblées, des anciens présidents, anciens membres du gouvernement, anciens parlementaires pendant une période de 5 ans après la fin de leur mandat. On notera qu’ici les collaborateurs sont oubliés et qu’ils ne sont plus considérés comme des « cibles » potentielles. En revanche avoir intégré les collaborateurs de parlementaire ou de groupe dénote d’une vigilance accrue sur les techniques d’influence/ ingérence mais croire qu’un ancien collaborateur n’aurait plus de contact avec son ou ses anciens employeurs parlementaires ou de groupe est une erreur. A cette liste, s’ajoutent des responsables d’autorités administratives indépendante ou publique, des fonctionnaires déjà soumis à des obligations de déclaration auprès de la haute autorité de transparence de la vie publique (HATVP) enfin les candidats aux élections « présidentielles, législatives, sénatoriales ou européennes, à compter de la publication officielle des listes des candidats déclarés » enfin des dirigeants des partis politiques dont les partis bénéficient d’un financement public au titre des résultats électoraux. On notera l’absence des élus locaux dans cette liste. Un grave oubli!

L’article poursuite en définissant la notion de mandant étranger c’est-à-dire celui qui donne l’ordre, demande d’agir, dirige ou contrôle les actions de l’opérateur d’ingérence.

Les mandants étrangers

Ainsi sont des mandants étrangers, « les puissances étrangères à l’exception des Etats membres de l’Union européenne » (je vous renvoie à ce sujet à mon article précédent (https://www.epge.fr/ingerences-etrangeres-une-proposition-de-loi-qui-risque-de-rater-la-moitie-de-la-realite/). On peut constater avec consternation que cette dimension n’a même pas été discutée en séance publique au Sénat ! (https://videos.senat.fr/video.4658190_664e44cf20200?timecode=6971000). Que les Etats membres de l’UE ne soient pas considérés comme des ingérant étrangers potentiel n’a posé de difficulté à personne !

Sont aussi considérés comme des mandants étrangers des personnes morales directement ou indirectement dirigées ou contrôlées par des Etats hors UE ou financées pour plus de la moitié par ceux-ci.

Pourquoi 50% ? Il nous semble que cela a beaucoup à voir avec la notion d’association transparente. En effet, dans la décision du Conseil d’État « Commune de Boulogne-Billancourt » en date du 21 mars 2007, ce dernier pose un principe : un financement supérieur à 50% est un indice d’un contrôle d’une association par son financeur. Depuis et cela même si le cas d’espèce est différent, ce seuil de 50% se retrouve dans des situations d’identification de qui décide au sein d’une structure par le moyen du financement. Une sorte de coutume administrative… Pourtant le décret no 2023-1293 du 28 décembre 2023 relatif aux investissement étrangers en France (https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000048706234) a descendu le seuil de contrôle par le ministère des finances de 25% à 10%. On aurait pu s’attendre à ce que le seuil de financement par un Etat étranger soit aussi de 10% pour qu’une personne morale soit soumises aux obligations à la HATVP. Ce ne fut pas le cas ! Cet écart me semble être d’une grande incohérence face à l’objectif annoncé. Dans un autre contexte, américain celui-ci, il est accepté dorénavant qu’une prise de participation à hauteur de 20% d’une société cotée au S&P500 suffit pour en prendre le contrôle, essentiellement par menace d’une baisse de cours en cas de vente massive. Nous sommes bien en-deça des 50%!

Sont aussi soumis aux obligations de déclaration les partis des Etats hors UE.

La teneur des obligations de déclaration à la HATVP

Chaque acteur agissant pour le compte d’un mandant étranger devra dorénavant déclarer à la HATVP :

  • Son identité, lorsqu’il s’agit d’une personne physique, ou celle de ses dirigeants et des personnes physiques chargées des activités d’influence en son sein, lorsqu’il s’agit d’une personne morale ;
  • Le nom et l’adresse de chacun des mandants étrangers pour le compte desquels elle agit ;
  • Le contenu de l’accord ou la nature du lien entre la personne agissant pour le compte d’un mandant étranger et le mandant étranger ;
  • Le nombre de personnes employées dans l’accomplissement des activités, le cas échéant, le chiffre d’affaires généré par ces activités sur l’année précédente ;

Mais aussi des éléments touchant à la nature des activités dont les actions d’influence auprès des personnes listées plus haut, leur fonction, l’intitulé, l’objet ou la référence de la décision publique concernée et le type d’actions menées ainsi que le montant des dépenses liées à ces actions durant l’année précédente.

En ce qui concerne les communications publiques, la liste des actions de communication réalisées et les informations communiquées.

En ce qui concerne les collectes de fonds, la liste des opérations de collecte de fonds et des personnes bénéficiaires des versements opérés, le cas échéant.

Ces éléments seront enregistrés dans un fichier dédié et rendu public.

Les délais de déclaration

  • 15 jours après la fin de la communication dans le cadre de la liste présentée plus haut.
  • 3 mois à compter de la fin des opérations de communications publiques et 3 mois après la fin de l’exercice comptable pour la déclaration des chiffres d’affaire

Les sanctions en cas de non-respect des obligations de déclaration à la HATVP

La haute autorité peut demander communication sous un délai d’un mois des informations manquantes. Elle peut décider d’une astreinte de 1000€ par jour de retard. Elle peut mener des contrôles sur pièces et sur place (sur autorisation du juge des libertés et de la détention du tribunal judiciaire de Paris et en présence d’un officier de police judiciaire).

En cas de manquement constaté, le HATVP peut punir l’auteur de trois ans demprisonnement et de 45 000 euros damende. A titre de comparaison il s’agit de peines équivalentes à des violences avec une interruption temporaire de travail (ITT) inférieures à 8 jours commises sur des mineurs de moins de 15 ans ou sur une personne particulièrement vulnérable. (https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000049312694). Cela signifie que par rapport aux sanctions présentes dans le code pénal, les sanctions prévues ici sont fortes. Il est utile cependant de rappeler que 45000€ correspond à moins que le prix d’une opération d’influence sérieusement orchestrée-du moins à ce que l’on m’a dit-.

L’article 1 bis

Il adapte les règles s’appliquant à la HATVP (https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000028056315) en conséquence de ses nouvelles missions sur les ingérences étrangères.

Il précise aussi les établissements tenus de transmettre à la HATVP la liste des dons et des versements reçus de la part de toute puissance étrangère ou de toute personne morale étrangère extérieures à l’Union européenne. Il s’agit des organismes sans but lucratif ayant reçu des dons ayant donné lieu à émission d’un reçu fiscal « qui réalisent des analyses ou des expertises sur tout sujet en lien avec une politique publique nationale ou en matière de politique étrangère ainsi que les établissements éducatifs publics à but non lucratif œuvrant avec un partenaire étranger et ayant pour vocation la diffusion d’une langue étrangère et la promotion des échanges culturels ».

L’article 2 prévoit que le gouvernement remettra un rapport avant le 1er juillet de l’année de promulgation puis un rapport tous « les [] ans ». Dans le texte de la petite loi la fréquence n’est pas indiquée. IL faudra vérifier lors de la publication au JO.

L’article 2 bis (nouveau)

Il fait entrer l’intelligence économique dans le code monétaire et financier et c’est une première.

L’article 3

Il modifie le code de la sécurité intérieure et élargie l’autorisation de recours au traitement automatisé des données aux ingérences étrangères et aux menaces pour la défense nationale.

L’article 4

Il pose une nouvelle définition de l’ingérence dans le code monétaire et financier. « Acte d’ingérence” : agissement commis directement ou indirectement à la demande ou pour le compte d’une puissance étrangère et ayant pour objet ou pour effet, par tout moyen, y compris la communication d’informations fausses ou inexactes, de porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation, au fonctionnement ou à l’intégrité de ses infrastructures essentielles ou au fonctionnement régulier de ses institutions démocratiques ; » On pourra noter étrangement que cette définition est différente de celle portée par l’article 1.

Il élargi aussi les possibilités de gel d’avoir du ministre des finances qui pourraient être utilisés par une « entité » (c’est-à-dire quelque soit sa nature juridique) pour « tenter de commettre, de faciliter ou de financer » des actes d’ingérence ou « y incitent » ou qui sont « possédés, détenus ou contrôlés » par ces mêmes entités.

L’article 4 bis (nouveau)

Il augmente les peines prévues au code pénal quand les crimes ou délits sont commis « dans le but de servir les intérêts d’une puissance étrangère, d’une entreprise ou d’une organisation étrangère, ou sous contrôle étranger » ( je vous renvoie au sujet du manque de définition d’une entreprise française ou étrangère à mon article précédent (https://www.epge.fr/ingerences-etrangeres-une-proposition-de-loi-qui-risque-de-rater-la-moitie-de-la-realite/).

L’article 5

Il élargit aux territoires d’outre-mer les règles précédentes.

Conclusion

Ce texte a le mérite d’exister car il servira de base juridique à d’éventuelle poursuites en cas de non-respect du caractère obligatoire de certaines déclarations. Cependant il s’agit de possibilités d’action à postériori et seul le caractère public des déclarations servirait de levier pour essayer de contrecarrer les effets de l’ingérence. Le délai de 3 mois en cas de tentative sur des membres du gouvernement et/ou des parlementaires (voir liste de l’article 1) est un délai fort long car il suffira de bien calculer son moment pour qu’un texte soit adopté ou rédigé (dans le cadre du pouvoir réglementaire) et que le débat public soit déjà terminé quand la HATVP pourra rendre publique l’opération. Les pays membres de l’Union européenne sont toujours exclus des puissances potentiellement « ingérantes » ce qui est une erreur majeure peut-être un bais cognitif sans doute un aveuglement. Le pourcentage de 50% pour caractériser un pouvoir de contrôle par le financement est trop élevé et l’ensemble des avantages et facilitations en nature ne sont pas concernées. Par exemple le voyage de responsables Kanaks en Turquie payé par leur service de renseignement ne relèverait pas de l’obligation de déclaration : un comble ! (https://www.europe1.fr/societe/nouvelle-caledonie-terrain-de-jeu-des-services-secrets-turcs-et-azerbaidjanais-4247214).

Enfin ce texte ne concerne que l’Etat au sens large et pas ni l’économie ni les entreprises, un autre angle mort majeur!

Il nous semble que ces lacunes viennent d’une erreur conceptuelle fondamentale. Dans ce texte, les ingérences étrangères sont pensées comme des opérations de lobbying ou de communications publiques agressives au bénéfice d’Etats étrangers (hors UE). Ainsi la logique d’obligation d’enregistrement dans le registre de transparence de l’UE est intégrée en droit français et rien n’est prévu pour arrêter une opération en cours. Je vous invite à écouter le podcast DST no2 sur le Qatargate réalisé par notre centre de recherche pour voir à quel point ce registre européen  est peu efficace. En effet des ONG non enregistrées alors qu’elles en avaient l’obligation ont pu organiser et participer à des événement officiels de l’UE sans aucune difficulté… (https://youtu.be/4w9HlAKajCI). Si cette technique est peu efficace au sein de l’UE, pourquoi le serait-elle davantage en France?

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