Par Arnaud de Morgny , Nicolas Moinet et Christian Harbulot
(tribune initialement publiée dans Marianne le 15/05/2024)
Nucléaire, spatial, aéronautique. Dans notre histoire récente, ces succès ont été le fruit d’un combat collectif piloté par l’État et en bonne intelligence avec l’ensemble des acteurs concernés. Cette structuration de production articulée entre un Etat stratège et prescripteur et des acteurs privés participant à l’accroissement de puissance par l’économie est un système hérité des manufactures royales et qui a servi de modèle de développement tant sous l’Empire que la République. Alors, pourquoi l’avons-nous oublié ? Un oubli qui nous conduit désormais à accumuler les défaites et à collectionner les demi-victoires.
Dans la guerre économique, nos alliés peuvent être nos pires ennemis[1] et nous avons mis beaucoup de temps à le comprendre (et certains ne l’ont même toujours pas compris !) : vente annulée de sous-marins à l’Australie sous l’action conjuguée de l’Allemagne, du Royaume-Uni et des Etats-Unis ; déstabilisation de notre industrie nucléaire par l’Allemagne[2] ; amendes exorbitantes infligées par le DOJ (département de la justice aux Etats-Unis) sous couvert de lutte anti-corruption[3] et débouchant sur la captation de nos technologies… Quant à nos rivaux systémiques et notamment la Chine, leur stratégie de développement capitalistique par la création de dépendances technologiques pérennes est largement due à notre vision court-termiste fondée sur l’appât du gain par la baisse des coûts. En d’autres termes, être une cible ne peut se résumer à une simple logique de victimisation et être pris ainsi en étau n’est pas le fruit d’une maladresse ou d’une naïveté mais bien plutôt la conséquence d’un véritable aveuglement stratégique. De même qu’il n’y a pas pire sourd que celui qui ne veut entendre, il n’y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir, surtout quand son intérêt personnel est dans la balance[4].
Face à cette capitulation collective, certaines réussites individuelles sont cyniquement mises en avant. Pourtant, vendre des produits de Luxe à des Chinois nantis ne compense pas la liquidation de l’industrie française. Un sac au prix obscène dans un monde qui s’effondre écologiquement ne permet pas aux populations de se nourrir, de se soigner, de se déplacer… et tout simplement de trouver un sens à leur existence. Pinault et Arnault ne sont pas la France ! Et la somme de victoires individuelles ne fait pas une victoire collective. Car pour qu’il y ait victoire collective encore faut-il qu’il y ait une volonté collective et que l’État l’organise.
Le monde a connu deux changements fondamentaux et nous n’avons pas changé. La fin de la guerre froide a non seulement démontré que l’accroissement de puissance par l’économie était la clef de la domination mais a également permis aux États les plus lucides d’orienter leurs forces et leurs expériences vers une guerre économique devenue systémique[5].
Alors que faire ?
Faut-il s’arrimer définitivement aux Etats-Unis en opposition systématique à la Chine alors que nous sommes autant dépendants de l’un que de l’autre ? Faut-il jouer cyniquement sur les deux tableaux comme si de rien n’était dans une neutralité feinte, à l’instar de la politique allemande ? Ou faut-il plutôt appeler de ses vœux une souveraineté européenne comme le fait, seul en Europe, le Président Macron, niant de ce fait, la réalité des intérêts particuliers des Nations ? Ou n’y aurait-il pas plutôt d’autres voies à envisager ?
Lors d’une conférence visant à présenter les activités et méthodes d’un nouveau service du premier Ministre chargé de la lutte contre les ingérences étrangères, un haut-fonctionnaire a déclaré à ce sujet qu’entre Roosevelt et Hitler le choix s’imposait de lui-même. Or, face à la complexité des enjeux, cette analyse binaire atteignant directement le point Godwin[6], est la manifestation d’une insuffisance d’analyse conduisant inexorablement à l’impuissance stratégique. Entre un AMGOT[7] américain qui ne dit pas son nom et l’encerclement chinois par les nouvelles routes de la soie, choisissons le non-alignement et la défense des intérêts économiques spécifiques de notre pays et de sa population. L’un ne va pas l’autre ! Et si l’État ne veut plus jouer son rôle historique de stratège de la volonté collective, alors, ce que l’État ne veut pas faire, des citoyens devrons le faire à sa place.
[1] Guerre économique n°1, https://cr451.fr/publication/cahier-1-la-guerre-economique-systemique-premiere-partie/
[2]voir https://cr451.fr/publication/comment-lallemagne-tente-daffaiblir-durablement-la-france-sur-la-question-de-lenergie/ et https://www.ege.fr/actualites/rapport-dalerte-ingerence-des-fondations-politiques-allemandes-et-sabotage-de-la-filiere-nucleaire-francaise
[3] https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/affaire-airbus-les-dix-amendes-record-infligees-aux-societes-francaises-1166958
[4] Arnaud Montebourg « Le prix de la France n’est pas très élevé » in https://www.youtube.com/watch?v=Ca3FdfOM5-8
[5] « La guerre économique systémique est un mode de domination qui évite de recourir à l’usage de la puissance militaire pour imposer une suprématie durable. Il ne s’agit plus de soumettre l’autre par la force mais de le rendre dépendant par la technologie » in Guerre économique n°1, page 29. https://cr451.fr/publication/cahier-1-la-guerre-economique-systemique-premiere-partie/
[6] « Plus une discussion en ligne dure, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les Nazis ou Hitler s’approche de 1.» Mike Godwin, 1990.
[7] https://information.tv5monde.com/international/6-juin-1944-lautre-bataille-de-la-france-1433