Par Christian Harbulot.
La pratique du renseignement a longtemps été associée à la conquête du pouvoir et la guerre militaire. La confrontation commerciale entre les Etats-Unis et la Chine, qui a été initiée sous la conduite de Donald Trump, a relancé le débat sur la finalité stratégique des modes d’affrontement indirect entre puissances. La recherche de la suprématie géoéconomique sur le monde est-elle en train de modifier les critères de priorité du monde du renseignement. Pour répondre à une telle question, il est nécessaire de revenir sur les leçons tirées du passé.
Un nouveau mode d’emploi du renseignement
Au XXè siècle, la confrontation idéologique entre les blocs de l’Est et de l’Ouest a révolutionné le positionnement du monde du renseignement dans le fonctionnement de l’Etat. La volonté de destruction du système capitaliste a amené les instigateurs de la révolution russe à mettre en œuvre toute une panoplie de démarches subversives activées par les nouveaux services de renseignement d’obédience communiste. L’objectif initial était de propager le principe de la révolution mondiale et de renforcer les bases du nouvel Etat soviétique. Ainsi furent orchestrées durant des décennies des opérations de renseignement d’un nouveau type, centrées notamment sur le pillage des connaissances techniques puis technologiques comme l’ont révélé successivement l’affaire des rabcors1 au début des années 30 et surtout l’affaire Farewell2 au début des années 80.
Si la guerre froide a donné une dimension stratégique à la guerre économique, comme l’a souligné l’historien Georges Henri Soutou3, la prise en compte de ses enjeux a été très différente dans le fonctionnement et l’organisation des services de renseignement du monde occidental. Les services anglo-saxons ont été très tôt confrontés à la dimension stratégique d’un enjeu économique par le biais du pétrole. La Grande Bretagne a sans doute été la première puissance à associer de manière aussi claire son potentiel de renseignement à la volonté de s’assurer une prédominance sur les gisements du Moyen Orient et d’Iran dans la première partie du XXè siècle. Aux lendemains de la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis impliquent leurs services de renseignement dans la recherche d’une suprématie à la fois d’ordre géopolitique et géoéconomique dans les approvisionnements énergétiques ainsi que dans les secteurs industriels associés à la course aux armements. Dans les deux cas de figure, la posture britannique et américaine a été offensive et défensive.
En France, la notion de guerre économique n’a jamais été associée de manière stratégique à l’orientation de l’action des services de renseignement, à l’exception des conflits militaires. Durant la première guerre mondiale Le Ministère de la Guerre français organisa en 1915 une section économique dédiée au renseignement économique. Une de ses missions fut d’organiser la collecte d’informations nécessaires à l’identification des axes de ravitaillement allemands et à l’étude des dispositions à prendre pour arrêter ce ravitaillement. A la fin du conflit, cette section proposa en juin 1918 la création d’une structure interministérielle d’échange des renseignements économiques au-delà du temps de guerre qui ne fut jamais mis en œuvre4.
La menace d’un nouveau conflit majeur ne relança pas en France une telle dynamique de réflexion. C’est une fois de plus les Britanniques qui donnèrent l’exemple5 en créant un Ministère de la guerre économique auquel Winston Churchill adjoignit un service de renseignement et d’action, le Special Operations Executive. Ses missions étaient très orientées vers la préparation de réseaux de résistance chargés de se renseigner sur les moyens déployés par l’Allemagne dans les pays occupés et de préparer des sabotages afin de déstabiliser la logistique de l’ennemi ou de contrecarrer le déploiement de nouveaux types d’armement. Par rapport à la première guerre mondiale, il s’agissait d’une étape supplémentaire dans l’intégration d’actions de guerre économique en soutien aux opérations militaires.
Une prise de conscience tardive et limitée
L’absence de synchronisation entre une stratégie gouvernementale de nature économique et l’orientation des services de renseignement s’explique par l’absence d’une grille de lecture globale, différenciant la question de la souveraineté de la puissance. La souveraineté recouvre le pouvoir suprême reconnu à l’État et met en exergue la question de l’indépendance. La puissance implique une vision de sa dynamique d’accroissement et de préservation aux dépends d’autres pays. La puissance est liée à la recherche de suprématie et de la création de dépendances. L’importance du pétrole comme facteur de dépendance a donné lieu à une réponse très tardive. Il a fallu attendre la décision du général de Gaulle de créer la compagnie Elf Aquitaine pour limiter notre niveau de dépendance à l’égard des compagnies anglo-saxonnes et aller chercher le pétrole dont l’économie française avait besoin en recourant notamment à des méthodes de renseignement.
Un gouvernement peut chercher à préserver l’indépendance de la nation sans pour autant s’inscrire dans une dynamique d’accroissement de puissance. Cette nuance n’a pas toujours été bien comprise dans le monde politique français. Cela s’explique par ses difficultés à utiliser cette terminologie souvent circonscrite dans la période contemporaine à la notion de dissuasion nucléaire. Selon Alain Peyrefitte6, le général de Gaulle avait une vision de la puissance. Il avait parfaitement compris à propos de l’industrie informatique qui était selon lui non seulement un enjeu de souveraineté mais aussi un enjeu de puissance. Mais en préférant utiliser le mot grandeur dans ses discours, le créateur de la Vè République ne développa pas de pédagogie sur la puissance.
Les stratégies d’accroissement de puissance par l’économie, développées par des nations aussi différentes que les Etats-Unis ou le Japon, soulignaient pourtant ce besoin de grille de lecture. Il était légitime de s’interroger sur le lien dialectique entre une volonté de suprématie (Etats-Unis) ou de refus de la soumission7 (Japon) et un mode de pensée fondé sur la guerre économique. Que ce soit dans une Amérique victorieuse portée à la tête du monde occidental, ou dans un Japon vaincu sorti exsangue de la guerre, la construction de la puissance était le fruit d’une articulation quasi constante entre la nécessité de conquérir et celle de s’informer.
A la sortie de la seconde guerre mondiale, il n’y eut pas de réflexion de nature officielle sur notre manière d’aborder ce type de question. Les gouvernements de la IVè République ont cherché avant tout à conserver un contrôle sur les anciennes possessions coloniales. Il s’agissait donc d’une posture défensive. Si l’expédition de Suez et les guerres coloniales ont amené les services français à s’impliquer dans des opérations de renseignement économique, ce fut surtout de manière conjoncturelle.
En 1959, paraît une ordonnance qui définit le concept de défense globale : militaire, civile, économique. Ce texte est important car il précise les actes et les initiatives prises par la puissance publique protéger et défendre l’économie et les entreprises des atteintes de toute nature. Ce texte insistait sur la prévention des dysfonctionnements économiques et la nécessité de protéger les entreprises dont le périmètre d’activité correspondait aux secteurs stratégiques de notre système de Défense. Il se limitait donc à une approche sécuritaire de la protection du patrimoine. L’adversaire principal était le Bloc de l’Est et leurs alliés idéologiques.
Un appareil étatique de renseignement déconnecté de la guerre économique
La polarisation des menaces sur l’adversaire principal fut d’autant plus forte que la dépendance militaire était forte à l’égard des Etats-Unis d’Amérique. La volonté du général de Gaulle de réduire cette dépendance n’a pas eu de répercussion majeure sur l’orientation des missions de nos services de renseignement qui consacrèrent la majeure partie de leurs effectifs à défendre la politique de la France dans le dossier algérien et les à l’appuyer dans le processus de décolonisation.
Le renseignement économique se circonscrit globalement à la préservation des acquis français en Afrique. Jacques Foccart8, élabora au cours des années un réseau spécifique9 qui fut très actif10 dans les années 60 et 70. La relation étroite qu’il entretint avec deux Présidents de la République le général de Gaulle puis Gorges Pompidou, a donné une dimension stratégique aux différentes péripéties de ses missions menées auprès d’un certain nombre de chefs d’Etat africains. Le « système Foccart » qui entretenait des relations étroites avec des services tels que le SDECE11 ou des entreprises françaises présentes en Afrique. Il ne généra pas cependant de vision particulière sur le rôle du renseignement économique dans la préservation d’un intérêt de puissance, à l’exception de certains domaines-clés comme la dissuasion nucléaire12.
Nommé par François Mitterrand pour diriger le renseignement extérieur, Pierre Marion13, prit en compte la nécessité de mener des opérations de renseignement économique. Mais sa nomination ne correspondait pas à un changement de doctrine au niveau du pouvoir politique14. Pierre Marion a-t-il pris les devants en décidant à l’acte ? En 1990, le FBI démantela un réseau français d’une cinquantaine d’agents, qui travaillaient depuis huit ans dans 49 entreprises américaines. Les plus connues d’entre elles étaient IBM, Texas Instruments et Hewlett Packard. La révélation de cette opération d’espionnage française menée sur le sol américain tétanisa pendant de longues années l’organisme français de renseignement extérieur comme l’explique ce témoignage livré au magazine l’Express15 après la médiatisation des faits :
« Entre janvier et mai 1989, raconte un homme qui connaît parfaitement le dossier, les Américains ont arrêté six de nos agents. Ils leur ont mis sous le nez, au moins à quatre d’entre eux, des documents provenant du saint des saints. Des plans de liaison, en particulier, c’est-à-dire tous les détails sur les procédures de contact qu’ils devaient observer avec leurs officiers traitants, sur les rendez-vous de secours en cas d’urgence. Or le réseau était extrêmement cloisonné, et le dossier, à un très haut niveau de confidentialité. Etant donné la longueur et la méticulosité de l’enquête des Américains, quelqu’un nous trahissait en continu. Quelqu’un de nos services, qui, vu le style des informations qu’il fournissait, avait été recruté par Washington. »
Cette opération d’envergure correspondait pour une fois à une démarche logique dans un contexte de guerre économique. Les entreprises d’outre-Atlantique spécialisées dans le domaine des microprocesseurs à lecture très rapide16 furent ciblées de manière quasi systématique par la DGSE compte tenu des enjeux que représentaient les technologies de l’information. Les répercussions du démantèlement du réseau d’espionnage économique français aux Etats-Unis ne furent pas que d’ordre diplomatique. La faille qui a provoqué la chute du réseau est restée méconnue des médias. En revanche, une question fondamentale était révélée par cette affaire : comment rendre totalement opaque une opération de renseignement économique menée contre un pays allié.
Depuis le démantèlement de son réseau aux Etats-Unis dû à une possible trahison en interne, la DGSE se concentra sur la lutte antiterroriste en privilégiant l’échange d’informations avec les services alliés, en particulier les agences de renseignement anglo-saxonnes. Cette réorientation de l’activité de la DGSE a fortement contribué à détourner ses cadres des problématiques de guerre économique. Les conséquences n’ont pas été anodines. La culture interne de ce service a été durablement affectée par ce choix. Les plans de carrière dans le renseignement ne passaient pas par une spécialisation dans le renseignement économique. Rares sont les francs-tireurs qui ont essayé de faire la démonstration inverse. Lorsqu’ils se retrouvaient dans des missions d’espionnage face à nos « meilleurs amis », le feu vert de la direction générale de la DGSE n’arrivait quasiment jamais. Il sera toujours facile d’objecter que la Direction technique de cet organisme recueille beaucoup d’informations susceptibles d’être exploitées dans un contexte économique. Quelques groupes privilégiés du CAC 40 ont l’avantage d’avoir cet accès privilégié pour en tirer profit, pas l’économie française en tant que telle.
L’institutionnalisation américaine du renseignement économique
En 1995, le gouvernement français procéda à l’expulsion exceptionnelle de diplomates américains qui étaient soupçonnés d’espionnage contre des intérêts économiques français. L’approche d’un membre du cabinet du Premier Ministre par un officier de la CIA venu de Bruxelles avec une fausse identité correspondait à un besoin précis : le renversement de tendance de la politique française au moment d’une phase importante de la négociation du GATT. A son arrivée à Matignon en 1993, Edouard Balladur décida de durcir la position du gouvernement français par rapport aux exigences américaines. Il était donc important pour les autorités américaines d’obtenir des informations dans les meilleurs délais pour cerner le contenu des propositions françaises. La CIA tenta aussi de retourner un membre du cabinet du cabinet du ministre de la Communication, Alain Carignon. Cette seconde cible correspondait à la chasse au renseignement que se livraient les différentes puissances sur les innovations dans le domaine des hautes technologies. Le principal intérêt de ces officiers traitants américains était le suivi des positions françaises sur le GATT et les innovations dans le domaine des télécoms. La CIA tenta ainsi d’approcher un technicien des réseaux de France Télécom. Lors de leur enquête sur ce réseau américain, les agents du contre-espionnage français identifièrent sept agents américains dont Dick Holm, le chef d’antenne de la CIA à Paris.
Les gouvernements français qui ont succédé à Edouard Balladur ne saisirent pas les multiples prétextes qui s’offraient à eux, pour réactiver le renseignement économique. Lorsqu’un pouvoir politique ne veut pas ou ne sait pas orienter un organisme de renseignement dans une optique de soutien à une politique économique, l’ensemble de l’administration prend acte de cette décision. A partir de ce constat « réaliste », les grandes administrations prirent l’habitude de considérer le renseignement économique comme une fonction anodine du système dont il était difficile de définir l’usage et la finalité. Elles se contentèrent d’appliquer les consignes diffusées par le SGDN en matière de protection du secret. La disparition de l’adversaire principal contribua à minoriser encore plus l’intérêt du renseignement économique.
La fin de la guerre froide aurait pu servir de prétexte à un débat interne approfondi sur le sujet, compte tenu du changement du contexte dans les rapports de force entre puissances. Ce ne fut pas le cas. Les initiateurs du groupe de travail présidé par Henri Martre au Commissariat Général au Plan (CGP) avaient voulu centrer leur réflexion sur le renseignement économique. La direction du CGP leur conseilla de ne pas traiter la question car la problématique était jugée trop sensible. Ils limitèrent donc le champ de leurs travaux à l’usage des sources ouvertes. L’invention du concept d’ « intelligence économique » permit de contourner partiellement cet interdit. L’ambigüité de l’anglicisme « intelligence » légitima la possibilité de faire de l’analyse comparée sur les dispositifs étrangers d’acquisition d’informations en appui à la recherche de compétitivité. Il ressortit des rapports d’étonnement rédigés par les premiers praticiens de l’intelligence économique que Les Etats-Unis surveillaient toutes les sources possibles d’innovation à travers le monde.
En 1996, un responsable d’une firme française positionnée dans le domaine de l’industrie spatiale rapporta à l’équipe d’Intelco17 que cette traque systématique se traduisait par un dispositif très performant de récupération de matière grise. Une fois tracée, l’équipe de recherche européenne ou asiatique était approchée par des laboratoires ou des entreprises américaines pour leur proposer de venir s’installer sur le territoire américain à des conditions financières très avantageuses. Si l’équipe de recherche refusait, une deuxième tentative pouvait prendre la forme d’une proposition de financement du développement de ce travail de recherche par un fonds d’investissement anglo-saxon. En cas d’échec, il existait un troisième niveau d’intervention qui pouvait prendre la forme d’une tentative de débauchage d’un des membres de l’équipe de recherche.
Vingt ans plus tard, ces recherches de pointe allaient donner naissance à un nouveau monde à conquérir, celui de l’économie numérique. La France n’avait pas la capacité de se battre sur tous les fronts de l’innovation technologique. Elle n’en avait ni les moyens financiers, ni les moyens humains. Il fallait donc prendre les mêmes raccourcis que ceux pris par les Japonais, les Coréens du Sud et les Chinois pour acquérir des positions concurrentielles solides dans l’économie de marché mondiale. Et le renseignement économique était un de ces raccourcis.
Les avancées et leurs limites
La capitalisation de ces expériences réussies est donc difficilement possible dans le fonctionnement actuel de l’administration française. Les tentatives d’inverser la tendance se sont toujours heurtées à ce constat. Dans certaines régions, des fonctionnaires osèrent parfois se missionner pour contrer des démarches de prédation économique. Ce fut le cas en Normandie lorsqu’il s’est agi de s’opposer aux velléités prédatrices d’un groupe chinois. La persévérance du fonctionnaire finit par payer. Mais son premier réflexe a été de se faire oublier pour que cette victoire ne remonte pas trop haut dans la hiérarchie qui pourrait en prendre ombrage. L’incitation à un usage plus opérationnel des sources ouvertes était censée limiter les prises de risque. Mais cette solution symbolisée par le concept d’intelligence économique n’a pas davantage convaincu les directeurs des grandes administrations centrales. Les efforts répétés18 du Préfet Rémy Pautrat qui avait dirigé la Direction de la Surveillance du Territoire19 et d’Alain Juillet qui avait été Directeur du Renseignement à la DGSE20 ne permirent pas de reconnecter l’appareil de renseignement étatique à la guerre économique.
La création en 2016 du Commissariat à l’Information Stratégique et à la Sécurité Economique21 a ouvert une fenêtre de réflexion sur les ingérences puissances étrangères ou d’agents économiques associés à des stratégies agressives en termes de sécurité économique. Le pouvoir politique concédait enfin la reconnaissance d’un besoin. Mais il fallut attendre le choc provoqué par les mesures prises par Donald Trump à l’égard de la Chine pour prendre la mesure d’une éventuelle guerre économique durable entre les deux principaux acteurs du marché mondial ainsi que les retombées de ce type d’affrontements sur l’Union Européenne et sur la France. En 2019, un grand service spécialisé a plaidé en faveur de la reconnaissance de la guerre économique au cours d’une réunion interservices à Bercy. Ce changement sémantique est un premier pas dans la mise en perspective du recours au renseignement économique.
La question centrale est-elle encore la sécurité économique dans le cadre de la défense de la souveraineté ? L’analyse des mutations de la guerre économique ouvre la voie à de nouvelles orientations possibles du renseignement économique.
Si la politique menée sous l’égide de Donald Trump renvoie aux concepts connus de protectionnisme, de sanctions commerciales, d’interdiction commerciale au nom du principe de la sécurité nationale22, elle ne permet pas d’avoir une vision précise sur les nouvelles formes d’offensive commerciale et surtout leur ordre de grandeur.
Vers un renseignement économique d’un nouveau type
Contrairement aux guerres économiques des siècles précédents, les enjeux ne sont plus seulement des marchés à conquérir ou des ressources à contrôler. Les guerres économiques du XXIè siècle sont désormais d’ordre systémique.
Une politique de recherche de suprématie technologique permet de créer des situations de dépendance durable. Elle favorise les pays qui mettent en œuvre une politique de puissance. Il est impossible de parler de souveraineté sans traiter la question de la recherche de suprématie et le refus de la dépendance dans les rapports de force entre puissances. La France et l’Union Européenne sont globalement dépendantes des technologies numériques américaines.
La manière dont est abordée la question du stockage de données révèle les différences de grille de lecture, selon que l’on se situe dans le monde occidental, en Chine ou en Russie. Pour les entreprises des pays dépendants, la localisation du stockage dans une recherche de souveraineté est marginalement pris en compte. Pour les entreprises chinoises, russes, et demain indiennes, elles devront s’aligner ou prendre fortement en compte le refus de la dépendance exprimée par leurs autorités politiques. Les GAFAM sont l’expression économique privée d’une volonté de détenir une suprématie dans les activités marchandes de l’économie numérique. Ce n’est pas un hasard si la Chine a refusé de dépendre des GAFAM et a construit les siens.
L’encerclement cognitif est l’expression la plus habile de la dissimulation de la recherche de suprématie. Les Etats-Unis ont acquis dans ce domaine une expérience très importante. La première puissance du monde a compris qu’il fallait à tout prix éviter la « haine mondiale » découlant d’une position de suprématie. Cette préoccupation n’est pas nouvelle. En 1914 l’ingénieur allemand Herzog l’exprimait dans son ouvrage traduit en français « Le plan de guerre commerciale de l’Allemagne ». A la fin des années 90, des membres de l’administration Clinton soulignaient aussi ce risque.
La dissimulation de la conquête passe par des stratégies d’influence qui s’appuient le plus souvent sur une moralisation de l’activité économique. Ce « blanchiment » de la volonté de conquête de marchés s’exprime par le biais d’une mise en récit réalisée la plupart du temps par des fondations privées positionnées comme « neutres »23. Durant cette première phase, l’encerclement cognitif s’articule autour de deux démarches distinctes : une production de connaissances destinées à créer une légitimité pour dicter les éléments de langage du débat puis un lobbying intensif dans un but de création de normes en adéquation avec la stratégie à atteindre. Une seconde phase peut appuyer la première. Il s’agit dans ce cas de figure d’exploiter habilement le cadre polémique de la société civile ainsi que la caisse de résonance des réseaux sociaux. La dissimulation de l’attaque passe par l’instrumentalisation d’acteurs de la société civile qui mènent des attaques informationnelles contre des secteurs, des filières ou des entreprises prises pour cible par des intérêts nord-américains.
La défense des intérêts économiques d’un pays implique la prise en compte de cette nouvelle dimension systémique de la guerre économique. Le renseignement économique doit être adapté à ce nouveau champ conflictuel qui relève des « échiquiers invisibles ». Il ne peut se limiter au cadre traditionnel des missions dites de sécurité économique, fondée principalement sur la protection du patrimoine ou de certains intérêts extérieurs comme l’accès à des ressources stratégiques. Rentrer dans l’ère de la guerre économique systémique implique une doctrine sur la question de la dépendance mais aussi une réflexion sur la manière de contrer les démarches informationnelles d’un adversaire par des méthodes de guerre de l’information par le contenu. Un tel changement de paradigme implique à terme la création d’une entité dont l’activité sera entièrement dédiée à ce type de travail d’analyse mais aussi de mise en œuvre de solutions opérationnelles adaptées à l’ordre de grandeur des enjeux.
1. Alexandre Courban, « l’Affaire Fantômas », in Bruno Fuligni (dir.), Dans les archives inédites des services secrets : un siècle d’histoire et d’espionnage français (1870-1989), Paris, L’Iconoclaste, 2010, p. 142-144.
2 Jacky Debain et Raymond Nart, L’Affaire Farewell, vue de l’intérieur, Paris, éditions Nouveau Monde en 2013.
3 Georges-Henri Soutou, La guerre froide, 1943-1990, Paris, Fayard/Pluriel, 2011, p.908-909.
4 Lieutenant-colonel Frédéric Guelton, « La naissance du renseignement économique en France pendant la première guerre mondiale », Revue Historique des Armées, Paris, n°4, 2001.
5 Philippe Baumard et Christian Harbulot, « Guerre économique », in Dictionnaire de la guerre et de la paix, Paris, PUF, p.443.
6 Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Paris, Gallimard, Collection Quarto, 2002.
7 Lors de la sortie de la dernière promotion de l’Ecole navale de la marine impériale nipponne, le chef de corps dit aux jeunes officiers promus, qu’ils ne commanderaient pas de navire à cause de la défaite militaire de leur pays mais qu’ils devaient se battre autrement en reconstruisant l’économie.
8 Il dirigea de 1960 à 1974 le secrétariat général des Affaires africaines et malgaches
9 Foccart : Archives ouvertes (1958-1974), les 26 et 27 mars 2015 (http://www.archives-nationales.culture.gouv.fr).
10 Pierre Péan, L’Homme de l’ombre : éléments d’enquête autour de Jacques Foccart, l’homme le plus mystérieux et le plus puissant de la Ve République, Paris, Fayard, 1990.
11 Service de Documentation Extérieure et de Contre Espionnage. Ce service de renseignement prit en 1982 le nom de Direction Générale de la Sécurité Extérieure.
12 La Direction des Applications Militaires du Commissariat à l’Energie Atomique (CEA/DAM) veille à a continuité opérationnelle du dispositif industriel nécessaire à la mise en œuvre de l’armement nucléaire de la France.
13 Ce polytechnicien a un passé la plus grande partie de sa vie professionnelle dans le transport aérien puis dans l’aéronautique.
14 Pierre Marion, Mémoires de l’ombre. Un homme dans les secrets de l’Etat, Paris, Flammarion, 1999, P.227.
15 Jean Lesieur, « CIA-DGSE : la drôle de guerre », L’Express, 6 mai 1993.
16 Jean Lesieur, « Bull dans le piège texan », L’Express, 25 août 1994.
17 Département d’intelligence économique créé en 1993 par le général Pichot-Duclos et Christian Harbulot au sein du groupe parapublic Défense Conseil International.
18 Lors de leur passage respectif au Secrétariat Général de la Défense Nationale : de 1994 à 1996 pour Rémy Pautrat ; de 2003 à 2009 pour Alain Juillet.
19 De 1985 à 1986.
20 De 2002 à 2003.
21https://www.economie.gouv.fr/institution-d-un-commissaire-a-l-information-strategique-et-a-la-securite-economiques.
22 https://www.ege.fr/download/AgirMars2006.pdf.
23 Ecole de Guerre Economique, Information extra financière : une sphère d’influence, une nouvelle arme de guerre économique, un nouveau terrain de conquête hégémonique, site de l’Ecole de Pensée de la Guerre Economique, epge.fr, juin 2019.