INTRODUCTION
Police secrète, centres de recherche et développement confidentiels, guerre du droit et lobbying sont devenus au fil des années les armes d’un mastodonte de l’électronique grand public, le groupe Apple.
Dans une compétition commerciale qui voit s’opposer les grands groupes de la tech, l’intelligence économique (IE) est devenue un moyen de prédominer.
L’IE regroupe désormais de nombreuses matières, en particulier la veille, l’analyse, la communication de crise ou encore le lobbying. Ces spécialités sont utiles aux entreprises pour mieux appréhender leurs marchés ou leurs concurrents et ainsi identifier des opportunités ou, a contrario, des risques autour de leurs activités.
L’intelligence économique est définie depuis, le rapport Martre de 1993, comme étant l’ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution, en vue de son exploitation, de l’information utile aux acteurs économiques.
C’est le cas d’Apple qui a su, au fil des décennies, s’imposer grâce à l’IE comme un champion de l’industrie des nouvelles technologies, un secteur féroce où l’innovation est la clé.
L’histoire de ce géant de l’électronique grand public est jalonnée de succès, mais aussi d’échecs, qui ont permis à l’entreprise de se structurer à travers une stratégie d’intelligence économique singulièrement efficace.
Fondée en 1976 par deux Steve (Jobs et Wozniak) dans un garage près de Palo Alto en Californie, la marque à la pomme a démocratisé l’ordinateur personnel à travers le Macintosh dès 1984.
Toutefois, en raison de sa gestion tyrannique, le Conseil d’administration décide d’évincer le co-fondateur Steve Jobs en septembre 1985. Apple va également subir dans le même temps un traumatisme profond, en voyant certaines de ses innovations notamment liées à l’interface graphique de ses ordinateurs, être copiées par son concurrent Microsoft sans réellement pouvoir se défendre.
Après plus d’une décennie d’errance et de mauvais choix stratégiques, Apple est au bord de la faillite. Dans un retournement spectaculaire digne d’un scénario de film hollywoodien, le Conseil d’administration demande à Steve Jobs de reprendre la barre d’Apple alors en perdition.
En 1997, Steve Jobs retrouve la direction de son entreprise et il y appliquera un seul crédo : innover. C’est autour de cette nécessité que va se constituer la stratégie d’IE de la société.
À partir de son retour, le groupe va simplifier ses produits, et se concentrer sur quelques gammes pour reprendre l’avantage face à ses concurrents du secteur féroce des nouvelles technologies.
Une stratégie qui se révèle efficace. Apple lance le premier iMac en août 1998, puis l’iPod en octobre 2001, l’iPhone en janvier 2007 et l’iPad en janvier 2010.
Steve Jobs se retire de la direction d’Apple en 2011 en raison de problèmes de santé et laisse la barre à son fidèle bras droit, Tim Cook.
La presse s’alarme dès lors du risque de perte d’innovation de la marque à la pomme après le départ de son légendaire dirigeant.
Néanmoins, Apple continue de lancer ses nouveaux produits tels que la montre connectée Apple Watch, ou plus récemment son casque de réalité virtuelle Vision Pro, et développe une suite de services en ligne (ApplePay pour payer avec son téléphone, AppleTV pour le streaming de films et séries ou encore Apple Music pour la musique en ligne).
Le groupe américain est devenu un champion de l’innovation au cours de ses près de 50 années d’existence, et les ordres de grandeur sont aujourd’hui vertigineux.
En 2023, Apple a enregistré un chiffre d’affaires mondial de 383 milliards de dollars et un bénéfice de 97 milliards de dollars (soit 184 550 dollars de bénéfices… par seconde !).
À la fin de l’exercice 2023, l’entreprise disposait d’un « trésor de guerre » de 162 milliards de dollars de liquidités, permettant d’assurer sa sécurité et de financer d’éventuelles acquisitions. À titre de comparaison, le déficit de l’État français s’élevait à 173 milliards pour la même année…
Chacun des produits et services de la société est aujourd’hui comparable à de grandes entreprises américaines du Fortune 500, un classement réalisé par le magazine Fortune des 500 meilleures sociétés américaines. La branche Services du groupe (Apple Music, AppleTV, Apple Fitness, ApplePay…) représente à elle seule un chiffre d’affaires de pratiquement 21 milliards de dollars, plus que Boeing (19 milliards), Nike (12 milliards) ou encore Intel (11,7 milliards). Les écouteurs sans fils AirPods ont quant à eux généré en 2022 un chiffre d’affaires supérieur à ceux de Spotify ou Airbnb…
Cette histoire est riche d’enseignements, dans la mesure où pour devenir le leader de l’électronique grand public, le groupe américain a mis en place une véritable politique d’intelligence économique, travers le triptyque détecter, protéger, influencer.
Nous explorerons comment l’entreprise basée à Cupertino, en Californie, a appris de ses erreurs en mettant en place une politique drastique de protection de ses innovations, notamment à travers un culte extrême de la confidentialité, l’existence d’une « police secrète », et le dépôt de milliers de brevets utilisés comme outils de défense.
Nous examinerons également comment l’entreprise excelle dans la détection de l’innovation, en s’appuyant sur une veille technologique pointue auprès de ses partenaires, la création de centres de recherche et développement (R&D) secrets, ainsi que l’acquisition de startups prometteuses.
Nous analyserons comment la marque à la pomme s’est imposée comme leader en matière d’influence, grâce à ses réseaux dans la presse spécialisée, sa gestion efficace des communications en période de crise, et l’utilisation du droit comme arme contre ses concurrents.
L’étude de ces trois piliers, détection, protéger et influencer, nous permettra enfin d’évaluer les éléments clés de la stratégie d’Apple, ainsi que faiblesses, où comment cette politique « schizophrénique », entre besoin de partager l’information et omerta, heurte parfois l’éthique et des droits de ses employés … et dans quel mesure ce modèle peut s’appliquer au sein de nos entreprises françaises.
Plongée dans l’envers du décor d’Apple, où comment la marque « cool » devenue grâce à l’IE et à un état d’esprit offensif, une véritable machine de guerre économique…
PROTÉGER L’INNOVATION
La protection de l’innovation au sein d’Apple vient d’une expérience malheureuse, la copie des fonctions développées pour le premier Macintosh par son plus grand rival, Microsoft.
Pour donner suite à ce traumatisme, Apple a érigé la protection de l’innovation au rang de crédo. Pour ce faire, l’entreprise a mis en place un culte du secret poussé à son paroxysme avec son corolaire, une « police secrète » traquant toute personne faisant « fuiter » des informations. La société a également développé des capacités rares de protection grâce aux droits de marque et aux brevets.
Le culte du secret comme protection de l’innovation
Le secret est porté par Apple au rang d’obsession absolue[i]. Lors de la présentation du premier iPhone en 2007, seul un cercle très restreint de hauts cadres était au courant de ce projet surnommé en interne « Project Purple ».
Dans un livre publié en 2017, une décennie après la commercialisation du premier smartphone à la pomme, le journaliste Brian Merchant a levé le voile sur quelques anecdotes de la conception de cet appareil[ii].
L’ouvrage relate notamment un phénomène inexpliqué qui touchait alors Apple lors des quelques mois précédant le dévoilement de l’iPhone : des ingénieurs disparaissent du jour au lendemain. Ceux-ci ne se présentaient plus un matin dans leurs équipes habituelles et demeurant mystérieusement injoignables par leurs collègues.
Le journaliste a ainsi retracé le parcours de certains de ces ingénieurs triés sur le volet au sein d’équipes stratégiques, notamment celui d’Andre Boule, convoqué un jour à une réunion avec deux cadres du département logiciel d’Apple, Henri Lamiraux et Richard Williamson.
L’ouvrage cite l’introduction de cette réunion :
« Andre, vous ne nous connaissez pas vraiment, mais nous avons beaucoup entendu parler de vous, et nous savons que vous êtes un ingénieur brillant, et nous voulons que vous veniez travailler avec nous sur un projet dont nous ne pouvons pas vous parler. Et nous voulons que vous le fassiez maintenant. Aujourd’hui. »
Aucune possibilité de réflexion, aucun autre détail, la réponse devant être immédiate.
Pour les acceptants, une nouvelle étape consistant à signer un accord de confidentialité drastique avec l’impossibilité de parler de ce projet secret, y compris à leurs autres collègues au sein d’Apple ou de leurs familles.
Le journaliste rapporte également que deux projets étaient en réalité concurrents au sein d’Apple, sobrement nommés P1 et P2.
Aucune des équipes ne communiquait ensemble, ni ne connaissait l’avancement ou les projets des autres membres. Les équipes étaient ainsi séparées dans des bâtiments distincts, avec fenêtres occultées et en dehors du campus historique d’Apple. Chaque groupe disposant même de sa propre kitchenette pour éviter les pauses déjeuner propices aux confidences involontaires.
La culture du silo était poussée à un tel degré que les ingénieurs travaillant sur le matériel n’avaient aucune connaissance des spécificités de l’interface utilisateur. Et inversement, les spécialistes en logiciel ne sachant pas à quoi ressemblerait le premier terminal…
Ce culte du secret peut sembler exagéré, mais il répond en réalité à plusieurs enjeux. Le principal étant l’effet de surprise et de sidération, des concurrents et des acheteurs. Pour les premiers, passé le choc de la révélation de l’iPhone original est venu le questionnement : comment rattraper notre retard… Pour les seconds, l’image de marque en sort grandit, Apple restant l’entreprise de la rupture et de l’innovation.
Mais un jeu s’est installé avec les journalistes face à ce culte du secret, celui de la collecte de « leaks », des informations venant de sources plus ou moins bien informées au sein d’Apple pour éclairer sur les projets en cours de développement.
Entre secret et volonté d’en connaitre, une barrière s’est alors imposée sous la forme d’une équipe parfois surnommée « la Gestapo Apple »[iii].
Apple Loyality Team: la police secrète d’Apple
Le culte du secret entourant Apple a développé un écosystème atypique et assez singulier autour d’Apple : les « leakers ».
Cet anglicisme désigne des publications en ligne et des youtubeurs spécialisés dans la divulgation d’informations issues de sources internes sur les futurs produits de l’entreprise californienne.
Le marché est phénoménal, ces sources en ligne générant des revenus publicitaires issus de la fréquentation de leurs sites. MacRumors, site fondé le 24 février 2000, était à l’origine un hobby pour son fondateur Arnorld Kim. Pendant 8 ans, ce site s’est spécialisé dans les actualités Apple et quelques scoops exclusifs. Le succès grandissant, Arnold Kim a finalement décidé de quitter son poste de médecin en 2008 pour se consacrer uniquement à ce site qui regroupe aujourd’hui un forum de 1,1 million d’utilisateurs actifs et 11 employés à temps plein. Son fondateur a lui-même été surnommé le « Apple Rumour King » par le très sérieux New York Times dans un article du 21 juillet 2008[iv].
Un autre leaker prolifique, Mark Gurman, a quant à lui été débauché du site spécialisé 9to5Mac par le non moins sérieux site d’information économique Bloomberg pour y tenir la section consacrée à Apple. Grâce à ses nombreuses sources, il fait aujourd’hui figure d’un des hommes les mieux informés sur l’entreprise à la pomme.
Son concurrent Jon Prosser, youtubeur de la chaine Front Page Tech, a lui aussi dévoilé de nombreux scoops notamment sur des produits non annoncés. Il existe par ailleurs un site internet, Patently Apple[v], spécialisé dans l’étude des brevets octroyés à la firme de Cupertino. Ce site est d’ailleurs souvent utilisé par les chasseurs de scoops sur Apple pour corroborer leurs renseignements…
Une guerre secrète voit ainsi s’opposer les leakers cherchant des informations exclusives et Apple avec son culte de la confidentialité. Une équipe au sein d’Apple parfois dénommée « Apple Loyality Team », ou Équipe de Loyauté Apple est à la pointe de ce combat. Peu d’éléments ont fuité sur ce groupe, seuls quelques faits d’armes ayant fait l’objet d’articles dans des sources spécialisées.
L’objectif unique de cette équipe est de protéger tout secret commercial d’Apple et les méthodes utilisées sont proches d’un film d’espionnage avec un ensemble de techniques proches du Bureau des Légendes : fausses informations, interrogatoires, intimidations….
La première véritable mention de cette Apple Loyalty Team remonte à un article du site spécialisé en nouvelles technologies Gizmodo du 15 décembre 2009[vi].
L’article lève un coin du voile sur cette chasse aux leaks interne à Apple à partir du témoignage de « Tom », un ingénieur de Cupertino :
« Apple a ses taupes qui travaillent partout, en particulier dans les départements où des fuites sont suspectées. La direction n’est pas au courant d’eux », m’a-t-il dit, « une fois qu’ils soupçonnent une fuite, les forces spéciales — comme nous les appelons — entreront dans le bureau à toute heure, surtout le matin. Ils contacteront le plus haut manager, et lui demandent de coordonner l’opération.
Le manager demandera à tous les employés de rester à leur bureau, en leur disant quoi faire et à quoi s’attendre à tout moment.
Tous les téléphones portables sont ensuite pris. Habituellement, ils les collectent tous en même temps, ce qui signifie que le processus pourrait prendre beaucoup de temps. Si vous avez besoin de contacter l’extérieur pendant que votre téléphone portable est examiné, vous devrez demander la permission et votre appel sera surveillé.
Si le téléphone portable est un iPhone, il est sauvegardé sur un ordinateur portable.
En fait, au début, ils avaient l’habitude de dire que les iPhone étaient vraiment leur propriété, puisqu’Apple a donné à chaque employé un iPhone gratuit », souligne-t-il. Tous les employés sont invités à déverrouiller et à désactiver toutes les fonctionnalités de verrouillage de leur téléphone portable, puis les forces spéciales procéderont à leur vérification de l’activité récente.
Ils sauvegardent tout et passent en revue tous les messages texte et images des autres téléphones. Si vous avez du porno dans votre téléphone, ils le verront. Si vous avez des SMS à votre conjoint, à votre amant ou à Tiger Woods, ils les verront aussi. Juste comme ça. Pas de vie privée, pas de limites.
Pendant que tout cela se produit, les employés ont l’ordre d’activer l’économiseur d’écran sur leurs ordinateurs, de sorte que les forces spéciales sont sûres qu’il n’y a pas de discussions entre les employés ou avec l’extérieur. On leur dit de ne pas parler, de ne pas envoyer de SMS ou de s’appeler lorsque le confinement se produit.
Simultanément, tout le monde est invité à signer des NDA (Non Disclosure Agreement – Accords de confidentialité) pendant les enquêtes, même s’ils ont déjà signé des NDA d’Apple pour y travailler.
Lorsqu’ils trouvent ce qu’ils cherchent — ce qu’ils font habituellement — on demande à la personne de rester jusqu’à la fin de la journée de travail. Ensuite, on lui demande de quitter les lieux tranquillement, escorté par la sécurité.
Il n’y a cependant aucun moyen de savoir à quelle fréquence cela se produit, car tout est géré très silencieusement ».
Taupes, surveillance électronique, clauses de confidentialités, la CIA ou la DGSE n’ont qu’à bien se tenir !
Si le nombre d’interventions de cette Apple Loyality Team n’est pas identifiable, on peut remonter à quelques anecdotes sur l’efficacité de cette équipe spéciale.
Le même site Gizmodo va en effet s’illustrer quelques mois plus tard en publiant, le 19 avril 2010, un article dévoilant le design du futur iPhone 4 qui sera annoncé officiellement 5 mois plus tard. La publication fait un énorme buzz tant le procédé, obtenir un prototype complètement opérationnel plusieurs semaines à l’avance, est sans précédent.
Gizmodo va dévoiler les dessous de cette acquisition hors du commun : le prototype a été perdu par un ingénieur en réseau d’Apple chargé de tester le futur matériel en conditions réelles. Le malheureux ingénieur était dans un bar de Californie en train de fêter son anniversaire, les festivités et l’alcool ayant mené à cet oubli fâcheux. Le prototype était quant à lui caché dans une coque reprenant l’apparence du modèle précédent, l’iPhone 3GS, afin d’être le plus discret possible.
Gizmodo ne dévoile pas les moyens exacts mis en œuvre, notamment financiers, pour obtenir ce prototype. Mais en arrière-plan, l’équipe de choc est déjà sur les dents. Le prototype est désactivé à distance afin que les journalistes ne puissent l’utiliser de manière non autorisée. En parallèle, l’équipe interne d’Apple contacte le FBI afin de mener une perquisition chez le journaliste de Gizmodo… Les pressions se font par la suite judiciaires contre la publication[vii].
Preuve de l’importance de l’affaire, une pétition en ligne est lancée afin que le malheureux ingénieur ne soit pas lui-même renvoyé alors que son nom a fuité sur internet…
Cette police secrète a de nouveau fait parler d’elle dans un article des Échos du 25 août 2011 mentionnant les pressions d’Apple sur ses propres fournisseurs afin de s’assurer de leur discrétion.
Cette culture du secret est à tel point tenace au sein de la firme de Cupertino que l’inspection du travail américaine s’en est émue en janvier 2023, le National Labor Relations Board indiquant que les clauses de confidentialité de l’entreprise vont à l’encontre des intérêts des travailleurs[viii].
Plusieurs articles publiés en décembre 2024 indiquent qu’un ancien employé d’Apple, Amar Bhakta, a déposé une plainte fin 2024 contre l’entreprise, l’accusant de surveiller les appareils personnels des employés et de restreindre leur liberté d’expression. Selon la plainte, Apple encourage l’utilisation d’appareils personnels pour le travail, puis les gère via des logiciels internes, permettant ainsi l’accès à des données personnelles telles que les e-mails, photos et notes. Bhakta affirme également qu’Apple impose des politiques de confidentialité empêchant les employés de discuter de leurs conditions de travail et les dissuadant de s’exprimer publiquement. Il cite son expérience personnelle, où il a été contraint de modifier son profil LinkedIn et empêché de participer à des discussions publiques sur la publicité numérique, son domaine d’activité. Apple a réfuté ces allégations, affirmant que les employés sont formés chaque année sur leurs droits concernant la discussion de leurs conditions de travail.
Une autre affaire récente démontre que ces techniques ont encore cours au sein d’Apple. Le 10 mai 2023, un article du site spécialisé 9to5Mac dévoile comment un leaker utilisant le pseudo Analyst941 sur X (anciennement Twitter), a été mis hors d’état de nuire.
Ce leaker avait en effet, au cours des mois précédents, utilisé les réseaux sociaux pour dévoiler certains détails techniques sur les futurs iPhone 14 et le système d’exploitation iOS.
Ce compte anonyme avait au fil des semaines gagné en popularité au fur et à mesure que ses allégations étaient par la suite confirmées officiellement par le marketing d’Apple.
Dans l’un de ses messages en mai 2023, le profil Analyst941 a ainsi avancé que la marque à la pomme travaillait sur le portage depuis la plateforme Mac vers les iPad de deux logiciels professionnels, Final Cut Pro pour le montage vidéo et Logic Pro pour le montage de projets audios. Le compte se risque même à publier une date prévisionnelle pour ces deux projets, respectivement 2024 et 2025.
Mais coup de tonnerre dans l’univers Apple, ces deux logiciels sont en définitive lancés officiellement quelques jours plus tard, le 23 mai 2023.
La crédibilité du compte Analyst941 est impactée, pourtant le mal est beaucoup plus profond que cela. Car quelques heures plus tard, dans un post sur le forum MacRumors, le leaker revient sur cet épisode en indiquant avoir fermé son profil sur X / Twitter suite à cette dernière prédiction. Il y dévoile que les informations provenaient en fait de sa sœur, ingénieur chez Apple, qui lui confiait ces informations sans savoir qu’il allait les publier en ligne[ix].
La sœur du leaker a quant à elle été identifiée par l’équipe de sécurité à cause d’imprudences. Elle a spécifiquement été ciblée, parce qu’elle était l’une des seules à avoir travaillé sur les différents projets ayant fait l’objet de fuites. Puis, elle a formellement été discriminée grâce aux dates données pour les deux projets de logiciels. Seule cette ingénieure avait eu la combinaison fatale 2024 et 2025 comme dates de sorties de ces logiciels.
Deux dates, un détail s’apparentant à une information au bleu de méthylène, un procédé visant à introduire des informations erronées afin d’en identifier la source… John Le Carré aurait apprécié !
Si la protection de l’innovation peut parfois prendre des formes aussi poussées que l’Apple Loyality Team, la société californienne sait aussi utiliser des techniques plus classiques à travers une politique efficace de brevets.
Le brevet comme arme de protection de l’innovation
Quel est le point commun entre l’iPhone, l’iPod et une boite de pizza ? La question peut sembler incongrue, pourtant la réponse est… les brevets déposés par Apple.
En effet, cette dernière dépose des brevets sur tout, et parfois sur n’importe quoi. À la fin de l’année 2023, la firme de Cupertino avait déposé 95 500 brevets dont 78 104 toujours actifs portant sur 34 137 familles différentes. La progression du nombre de brevets par année est également assez spectaculaire, passant de 378 en 2000 à 4 238 en 2010 jusqu’à au record de 9 494 pour la seule année 2020[x].
Cette explosion de dépôts de demandes de brevets peut s’expliquer par plusieurs facteurs. En particulier le nombre de produits commercialisés par Apple, passant des seuls ordinateurs de bureau et portables au début des années 2000 au lancement de l’iPod en 2001 puis de l’iPhone en 2007, de l’iPad en 2010, de l’Apple Watch en 2015 et enfin de l’Apple Vision Pro en 2024.
Chaque nouvelle catégorie de produits génère des recherches en R&D propres et donc, comme corolaire, de nouveaux brevets. Le dernier grand produit lancé par l’entreprise américaine, le plus avancé technologiquement parlant, l’Apple Vision Pro, est protégé par plus de 5 000 brevets à lui tout seul[xi].
Outre ces nombreux développements de produits et les efforts de R&D consentis, la frénésie de brevets chez Apple s’explique aussi largement par l’histoire de la marque.
Les premiers ordinateurs personnels conçus étaient bien différents de leurs versions actuelles. Toutes les fonctions étaient accessibles uniquement via des commandes entrées grâce à un clavier sur un écran affichant des lignes de codes vertes.
L’interface graphique telle qu’on la connait aujourd’hui a été popularisée par Apple grâce à son ordinateur Lisa lancé en 1983. Néanmoins d’un bureau virtuel, les icônes et l’utilisation d’une souris et d’un pointeur, ne sont pas les inventions des ingénieurs d’Apple, mais de ceux du Palo Alto Research Center au sein du Xerox Parc, le centre de recherche et développement de Xerox, fabricant de… photocopieurs.
Lors d’une visite du Xerox Parc, le fondateur d’Apple, Steve Jobs, se voit présenter lors de deux visites, en novembre 1979, les prémices de l’interface graphique par une équipe de chercheurs disant ne pas trop savoir quoi faire avec ce projet[xii].
Steve Jobs, lui, y voit le futur et lance ses équipes sur la copie de ce projet. Il reprendra plus tard dans la presse, en référence à cet épisode, une phrase de Pablo Picasso : « Les bons artistes copient, les grands artistes volent ».
Le Lisa puis son successeur, le Macintosh, vont pour leur part bouleverser l’informatique individuelle.
Pourtant, un voleur peut lui-même se faire copier, et c’est justement ce qui va par la suite arriver à Apple avec son plus grand rival, Microsoft. La première va mettre au point le système d’exploitation le plus avancé au monde pour ses propres ordinateurs, avant que ces fonctionnalités ne soient elles-mêmes copiées par la firme concurrente de Bill Gates.
La force de Microsoft est de proposer des licences de son logiciel d’exploitation Windows à tout fabricant de matériel alors qu’Apple ne fonctionne que pour elle-même.
C’est justement l’absence de tout brevet sur les inventions d’Apple qui va permettre à Microsoft de copier la firme de Cupertino sans trop de difficulté. La suite de l’histoire est assez cruelle. Après le départ de Steve Jobs, Apple enchaine les déconvenues commerciales et s’enfonce dans une spirale infernale alors que Microsoft devient l’entreprise informatique la plus puissante au monde et Bill Gates l’homme le plus riche de la décennie 1990.
Au retour de Steve Jobs à la tête d’Apple, la stratégie change radicalement : toute innovation fera désormais l’objet d’une demande de brevet. Peu importe si l’innovation porte sur le design, un élément d’interface ou une fonction qui, au final, ne sera jamais commercialisée, absolument tout doit être breveté.
Ainsi, lors de la présentation de l’iPhone en 2007, une des slides de la présentation de Steve Jobs ne montre qu’une seule phrase sur l’écran géant de la salle du centre de conférence de San Francisco : « 200 brevets pour les innovations de l’iPhone ».
L’objectif est double, montrer au public que l’iPhone est révolutionnaire, mais aussi constituer une menace à tout concurrent souhaitant copier le nouvel appareil.
Un brevet est défini par l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) comme étant un titre de propriété industrielle qui « protège une innovation technique, c’est-à-dire un produit ou un procédé qui apporte une solution technique à un problème technique donné ». L’INPI précise qu’un brevet « confère un droit d’interdire toute utilisation, fabrication, importation, etc., de votre invention effectuée sans votre autorisation »[xiii].
Chaque pays dispose d’un office des brevets afin que les individus ou les entreprises puissent y déposer une demande. Aux États-Unis, le U.S. Patent and Trademark Office est chargé de cette mission alors qu’en France cette tâche est dévolue à l’INPI. Au niveau européen, il existe par ailleurs un Office européen des Brevets (OEB), dont le siège se trouve à Munich, créé sous la forme d’une organisation intergouvernementale.
Une fois la demande de brevet déposée, celle-ci doit être étudiée par un comité spécifique afin de s’assurer d’un certain nombre de critères : régularité de la demande, examen technique (s’agit-il d’une invention technique ? s’agit-il bien d’une invention ?), étude des revendications de la demande et de la possibilité d’industrialisation.
Chaque pays ayant des cirières d’examens différents ou des délais de procédures pouvant varier, Apple dépose parfois ses demandes de brevets en dehors des États-Unis.
Par exemple, la question de la brevetabilité des logiciels est complexe au niveau mondial, certains pays acceptant ces titres, notamment les États-Unis, le Japon ou le Royaume-Uni. A contrario, le Parlement européen a rejeté en 2005 une clause permettant les brevets logiciels. De même le Parlement indien a rejeté une même proposition en avril 2005.
Toutefois, l’étude des brevets d’Apple montre que la marque à la pomme a réussi à déposer des titres de protection industrielle en Europe sur des logiciels. Adrian Hocking[xiv], spécialisé en droit de la propriété intellectuelle, a notamment démontré qu’Apple rédige ses brevets en Europe de manière très technique afin d’y inclure des éléments spécifiques de logiciels qui seraient normalement non brevetables. Il démontre comment l’interface de l’application Caméra de l’iPhone a été acceptée comme brevet au niveau européen (EP3483653B1). Apple sait donc s’entourer d’experts afin de rédiger, puis déposer ces brevets dans différentes juridictions.
Si la protection de l’innovation est l’une des clés du succès d’Apple, le brevet en est son arme la plus efficace. Car cette frénésie de brevet a permis de protéger l’iPhone et par la suite de poursuivre des concurrents ayant copié certaines fonctions, dont Samsung, dont nous verrons par la suite le cas.
Cette frénésie de brevets chez Apple pousse parfois l’entreprise dans l’excès, avec la protection d’éléments plus inattendues. Steve Jobs et l’ancien designer en chef d’Apple sont notamment référencés comme les co-inventeurs d’un brevet portant sur un cube en verre géant de 10 mètres de haut constituant l’entrée de la boutique phare de la marque sur la 5e avenue de New York.
Encore plus incongru, il existe un brevet (n° WO1994012397A1) décerné à Apple concernant une boite à pizza ! La marque à la pomme a conçu une boite en carton recyclé de forme circulaire percée de trous afin que les pizzas ne ramollissent pas à cause de l’humidité contenue dans l’emballage fermé. Ces boites, indisponibles à la vente, ne sont destinées qu’aux employés d’Apple prenant des pizzas sur le campus du siège social de Cupertino[xv].
Comme quoi l’iPhone et la boite à pizza ont bel et bien un point commun…
Si le brevet est un outil incontournable pour la protection de l’innovation, le dépôt d’un brevet prend du temps, environ 12 à 18 mois pour l’étude de la demande aux États-Unis et jusqu’à 27 mois en France. Ce délai qui peut paraitre long s’avère également un avantage pour Apple.
En effet, l’entreprise californienne peut enchainer des demandes de brevet sur des produits en cours de développement et non annoncés officiellement. Le temps que le brevet soit étudié par les autorités compétentes, aucun détail sur les avancées mises au point par la société américaine ne filtre.
Le droit de marque : la protection de l’image Apple
Si le brevet est le fondement de la protection de l’innovation au sein d’Apple, le droit de marque est quant à lui utilisé pour verrouiller l’image de l’entreprise californienne.
Mais là où les brevets prennent du temps à être étudiés par les autorités compétentes, les dépôts de marque sont quant à eux beaucoup plus rapides.
Se pose ainsi la problématique pour Apple de protéger le nom d’un futur produit avant que celui-ci ne soit officiellement annoncé, sans que des curieux ne remontent la piste et brise ce culte du secret.
La marque Apple et son logo de pomme croquée sont parmi les plus connus au monde. La légende veut que Steve Jobs, au moment de trouver un nom pour son entreprise, cherchait un nom commençant par « A » afin d’être parmi les premières sociétés dans l’annuaire… une époque préhistorique où internet et Google n’existaient pas.
L’idée était surtout d’apparaitre avant IBM, le leader du secteur à ce moment. Steve Jobs ayant travaillé dans les vergers de Californie alors qu’il était étudiant trouvait l’idée d’Apple (la pomme) particulièrement séduisante. Le reste appartient à l’histoire.
De même, les succès commerciaux d’Apple internationalement reconnues sont légion : iPhone, iPod, iPad, Macbook, Apple Watch… Chaque produit devient une marque en soi.
Mais quand un produit est en cours de développement dans les labos d’Apple, l’entreprise procède souvent à des dépôts de plusieurs marques avant que le véritable nom ne soit révélé au grand jour.
Le 13 décembre 2016, Apple dévoile au monde ses premiers écouteurs sans fils, les AirPods. Derrière le succès commercial se cache un véritable exploit juridique. En effet, la marque « AirPods » a été déposée pour sa part plusieurs mois auparavant[xvi]. La question se pose alors de savoir comment Apple a pu faire en sorte qu’on ne remonte jamais à elle comme propriétaire ?
Faux noms, orthographes multiples, pays différents et même sociétés-écrans, Apple déploie des trésors d’ingéniosité pour masquer ses traces.
Car pour éviter d’être démasqué, Apple a volontairement déposé cette marque dans un territoire ne disposant pas de base de données accessible publiquement. Ce pays, faisant partie de la Convention de Paris regroupant 176 membres, garantit au déposant un droit de priorité permettant à l’entreprise d’étendre sa marque dans les six mois du dépôt à tous les autres pays membres. Ainsi, une fois l’annonce officielle effectuée, Apple n’a plus qu’à faire cette demande d’extension dans tous les autres territoires pour que sa marque devienne globale.
Lorsque des rumeurs se faisaient de plus en plus pressantes sur la possible annonce par Apple d’une montre connectée, de nombreuses publications pariaient sur le nom d’iWatch pour le futur produit. La logique semblait imparable : iPhone, iPod, iMac, iPad…
Toutefois, lorsque la montre fut révélée sous le nom d’Apple Watch, la surprise fut totale. Apple avait dans la plus grande discrétion déposé la marque « Apple Watch » six mois auparavant, le 11 mars 2014 à… Trinidad-et-Tobago, un état insulaire des Caraïbes[xvii].
Comble du raffinement, Apple avait par ailleurs procédé au dépôt aux États-Unis quelques mois auparavant au dépôt de la marque « iWatch » pour elle-même lancer une fausse piste.[xviii]
L’une des zones les plus utilisées par Apple pour l’enregistrement de marque semble être la Jamaïque dans la mesure où il faut se rendre physiquement sur place pour consulter les registres et payer 150 dollars jamaïcains pour imprimer chaque page du dossier de marque…[xix]
L’une des dernières utilisations de la Jamaïque concerne le dépôt de la marque « Dynamic Island », une fonctionnalité introduite lors du lancement de l’iPhone 14 Pro en septembre 2022[xx].
Apple peut également procéder à l’enregistrement de plusieurs marques concomitamment afin de brouiller les pistes. Ainsi pour son système d’exploitation pour ordinateurs macOS, Apple utilise des noms de localités situées en Californie. Afin de préparer l’avenir, la société de Cupertino a ainsi déposé 19 noms possibles en 2014.
Pour ce faire, Apple a utilisé de nombreuses sociétés-écrans basées dans l’État américain du Delaware, particulièrement propice à l’anonymat des actionnaires et en matière de fiscalité des sociétés.
Ces sociétés-écrans étaient hébergées au sein du Corporation Trust Center, la plus grande société de domiciliation américaine avec 285 000 entreprises utilisant cette adresse : « 1209 Orange Street, Wilmington ».
Outre ces entités au Delaware, Apple a également eu recours à des structures-écrans basées à Trinité-et-Tobago.
En recoupant ces informations, on reconstitue la toile des noms déposés par Apple[xxi] :
- Yosemite Research LLC afin de déposer les noms Yosemite, Redwood, et Mammoth,
- Coast Research LLC, pour les marques California, Pacific, et Big Sur,
- Landmark Associates LLC avec les marques Diablo, Miramar, Rincon, et El Cap,
- Cassowary Devices LLC pour le dépôt de Redtail, Condor, et Grizzly,
- Asilomar Enterprises LLC déposant Farallon, Tiburon, et Monterey,
- Antalos Apps LLC ayant déposé Skyline, Shasta, et Sierra,
- Et enfin les marques Sequoia, Mojave, Sonoma, et Ventura via Trinité-et-Togago.
Plusieurs de ces noms déposés en 2014 ont bien été utilisés au fil des années, notamment macOS Yosemite en 2014, macOS Sierra en 2016, macOS Mojave en 2018, macOs Big Sur en 2020, macOS Monterey en 2021 et dernièrement macOS Sonoma en 2023.
Le nouveau système d’exploitation sorti en 2024, macOS Sequoia a lui aussi vu sa marque déposée il y a une décennie.
En matière de protection de son image, Apple sait être prévoyante et viser le long terme.
[i] https://www.lesechos.fr/2011/08/apple-une-legende-batie-sur-le-culte-du-secret-et-la-discipline-411322
[ii] https://www.huffingtonpost.fr/technologie/article/10-ans-apres-la-sortie-de-l-iphone-7-anecdotes-devoilees-sur-l-origine-du-smartphone-revolutionnaire_103627.html
[iii] https://gizmodo.com/apple-gestapo-how-apple-hunts-down-leaks-5427058
[iv] https://www.nytimes.com/2008/07/21/technology/21blogger.html
[v] https://www.patentlyapple.com/
[vi] https://gizmodo.com/how-apple-lost-the-iphone-4-5520438
https://gizmodo.com/this-is-apples-next-iphone-5520164
[vii] https://www.silicon.fr/iphone-4-la-police-au-domicile-de-jason-chen-de-gizmodo-40141.html
[viii] https://www.macg.co/aapl/2023/01/la-culture-du-secret-dapple-va-trop-loin-pour-ses-employes-selon-linspection-du-travail-americaine-134483
[ix] https://9to5mac.com/2023/05/10/apple-leaker-sting-operation-source-fired/
https://forums.macrumors.com/threads/farewell-message.2389187/
[x] https://insights.greyb.com/apple-patents/
[xi] https://minesoft.com/apple-vision-pro-the-patents-behind-the-technology/
[xii] https://www.macg.co/aapl/2020/01/lisa-et-macintosh-et-si-xerox-avait-en-fait-tout-invente-111081
[xiii] https://www.inpi.fr/proteger-vos-creations/proteger-votre-creation-technique/les-etapes-cles-du-depot-de-brevet
https://www.insee.fr/fr/metadonnees/definition/c2054
[xiv] https://www.albright-ip.co.uk/author/adrian-hocking/
[xv] https://patents.google.com/patent/WO1994012397A1/no
[xvi] https://www.lesechos.fr/2016/09/comment-garder-une-marque-secrete-2036690
[xvii] https://www.gerbenlaw.com/blog/apples-secret-trademark-filing-in-trinidad-and-tobago/
[xviii] https://consomac.fr/news-2534-apple-mondialise-sa-marque-iwatch.html
[xix] https://fortune.com/2017/07/31/apple-iphone-trademark-patent-name/
[xx] https://jamaica.loopnews.com/content/how-jamaica-helped-apple-hide-its-dynamic-island-trademark
https://mashable.com/article/apple-iphone-14-dynamic-island-trademark-jamaica
[xxi] https://www.macrumors.com/2014/04/24/future-os-x-names-california/
https://consomac.fr/news-2539-et-le-nom-d-os-x-1010-est.html