La guerre économique et la problématique du renseignement

Introduction

D’une période de l’Histoire à l’autre, les modes de conquête ont été variables. Les conquêtes commerciales ont commencé à supplanter les conquêtes territoriales au cours du XIXè siècle. Il est utile à cet effet de rappeler un épisode déterminant de l’Histoire contemporaine. Pendant la République de Weimar, la droite allemande a été fortement divisée sur le bilan du IIè Reich et sur les conséquences du Traité de Versailles. Adolf Hitler était un défenseur fanatique de la conquête territoriale comme seule issue possible pour résoudre les problèmes d’espace vital de l’Allemagne.

La plupart des experts s’accordent à dire que les puissances vaincues de la seconde guerre mondiale (Japon, Allemagne) sont devenues des puissances économiquement fortes en investissant dans la politique industrielle ce qu’ils ne pouvaient plus investir dans la Défense militaire. Peu d’entre eux notent que le caractère offensif des économies japonaise et allemande est antérieur aux deux guerres mondiales. La réduction de l’effort de défense après la défaite n’est donc pas la seule explication. Dans le cas du Japon, le passage au capitalisme ne s’est pas fait par un laissez-faire économique. L’industrialisation du Japon est avant tout un acte de sauvegarde de l’indépendance nationale. En effet, la menace de colonisation par les puissances occidentales a été l’élément déterminant de la mobilisation du Japon au cours de l’ère Meiji.

Il en est de même pour l’Allemagne dans un contexte très différent. La réalisation de l’unité allemande par Bismarck a permis à ce pays de prétendre à une place influente au niveau mondial. La montée en puissance de l’Allemagne à la fin du XIXème ne se résume pas au passage de l’économie allemande à l’ère industrielle. La mobilisation des acteurs économiques allemands est indissociable des ambitions géostratégiques du IIème Reich qui étaient fortement déterminées par l’attitude des empires coloniaux britanniques et français. Le cœur stratégique allemand qui s’est constitué à l’époque voulait dominer les autres puissances européennes. Les enjeux économiques dissimulés derrière les événements militaires de la première guerre mondiale n’ont pas été perçus comme ils auraient dû l’être par les élites françaises. Par la suite, la lutte contre les puissances totalitaires d’extrême droite et d’extrême gauche a masqué cet échiquier en le rendant quasiment invisible aux forces vives de la Nation. La notion d’échiquier invisible est née de la prédominance du débat idéologique dans les rapports de force internationaux. Elle n’a pu être progressivement conceptualisée qu’à partir du moment où cette prédominance a pris fin au début des années 90.

I. Les échiquiers de la guerre économique mondiale

I.1. Les échiquiers invisibles

La mondialisation des échanges a-t-elle remis en cause l’existence de ces échiquiers invisibles ? Le discours du Président Clinton sur la sécurité économique semble indiquer que non. Le fait de placer la protection des intérêts économiques des Etats-Unis au centre des préoccupations majeures de la politique étrangère américaine semble indiquer l’existence d’agressions étrangères qui appartiennent au non-dit des relations internationales. Ce sous-entendu sur l’existence de rapports de force de nature économique est un pas important franchi vers la reconnaissance d’échiquiers invisibles échappant jusqu’à présent à la doctrine officielle sur les conflits. Mais dans ce cas, comment expliquer que le message du dirigeant de la première puissance mondiale sur un sujet aussi stratégique recueille si peu d’échos dans les médias et dans le monde politique français. A quoi attribuer ce retard dans la réflexion et surtout dans la réaction ? Nous sommes encore aujourd’hui sous l’influence d’un discours dominant qui présente la loi du marché comme un état de fait s’imposant à l’ensemble des acteurs, qu’il s’agisse des blocs, des Etats ou des entités régionales et locales.

Placer le discours sur la libre concurrence comme élément régulateur de la stratégie revient à diviser le monde en deux camps : les bons et les méchants. Les bons sont ceux qui respectent les lois du marché, les méchants contournent ou transgressent ces lois. Est-il raisonnable de croire que les cabinets d’audit qui auscultent les entreprises, les cabinets de conseil qui fournissent les commissaires aux comptes, les sociétés de notation qui pèsent sur la Bourse, quasiment tous anglo-saxons, réussissent à éviter les interférences entre leur déontologie affichée et les manœuvres occultes de leur puissance de tutelle ? Pourtant dans le domaine financier, ce ne sont pas les anglo-saxons que l’on montre du doigt mais les banques japonaises et allemandes. Les représentants de la banque française ne comprennent pas pourquoi celles-ci jouent un rôle très actif dans la défense des intérêts nationaux de leurs pays respectifs. Ils estiment que le rôle du banquier doit se limiter à la stricte commercialisation de produits bancaires. Il en est de même pour les réassureurs français qui semblent appliquer, comme le monde bancaire, une théorie du libre-échange anglo-saxonne enregistrée dans sa seule version d’exportation. En conséquence, observant une déontologie très stricte, ces citoyens français se refusent à communiquer, à des fins d’intérêt national, des renseignements de grande valeur qu’ils détiennent. Ils sont bien les seuls.

Si cette éthique sans faille honore ses auteurs, elle ne nous met pas à l’abri des coups bas de la concurrence internationale. N’existe-t-il pas des puissances étrangères utilisant à bon escient les précieuses sources d’information que représentent leurs réseaux de réassurance pour renforcer la position de leurs entreprises sur le marché mondial ? En revanche, il n’existe pas pour l’instant d’organe de contrôle international capable de faire appliquer les lois de la libre concurrence à un niveau mondial en se plaçant au-dessus des intérêts des puissances économiquement fortes. Les négociations du GATT et la future organisation mondiale du commerce ne traitent que de la face visible des enjeux marchands. La face invisible n’apparaît que rarement dans ce qu’il est convenu d’appeler des incidents de parcours. La manière dont M. Wenger se fait expulser des assemblées d’actionnaires des grands groupes allemands est un de ces incidents de parcours. Quelle menace représente cet homme qui déstabilise ainsi l’establishment d’outre-Rhin ? Président d’une petite université bavaroise, M. Wenger a décidé depuis plusieurs années de défendre la cause des petits actionnaires. Cet ultralibéral convaincu n’hésite pas à dénoncer les croisements d’intérêts et de structures entre les grandes entités économiques allemandes. Selon lui, la répartition des actions au sein des groupes est faussée par l’esprit de connivence qui existe entre les maîtres de l’économie nationale. Cette mise à nu des rouages secrets de l’industrie germanique est très mal perçue par le patronat allemand. Décrite officieusement comme une attaque indirecte contre les intérêts nationaux du pays, l’initiative de M. Wenger nous apporte au moins la preuve qu’il existe des faces cachées dans les différents systèmes nationaux d’économie de marché. Toutefois, les attaques médiatiques et parlementaires contre les cœurs stratégiques des économies allemande et japonaise confirment cette tendance à passer du non-dit au dit. Ces attaques ne sont pas le fruit du hasard et sont souvent pilotées de manière indirecte par des puissances hostiles. L’importance prise par le Japon et l’Allemagne dans l’économie mondiale crée de nouvelles occasions d’affrontement où la problématique des bons et des méchants est reprise à la lettre. Ces pays perturbateurs sont dénoncés sur les échiquiers visibles, c’est-à-dire compréhensibles pour l’opinion publique internationale, comme des méchants qui ne respectent pas les règles du jeu du commerce international. En revanche, sur les échiquiers invisibles, il n’existe plus de bons et de méchants mais essentiellement des intérêts posés en termes de puissance.

Jusqu’à une période récente, la culture stratégique des élites consistait à bien différencier les genres. L’omerta sur les échiquiers invisibles était respectée par tous les participants. La déclaration du Président Clinton et les actions dispersées du type Wenger mettent à mal cette tradition. Le silence du monde politique et universitaire français sur cette question est révélateur d’une insuffisance de nos élites en matière d’analyse stratégique. La culture régalienne et le cloisonnement vertical de nos institutions ne sont pas adaptés à cette nouvelle guerre de l’information dont le décryptage s’effectue davantage sur les échiquiers invisibles que sur les échiquiers visibles. Cette réalité n’est pas toujours comprise dans nos institutions et dans nos entreprises où les décideurs privilégient le plus souvent ce qui est mesurable pour définir leur stratégie. La culture de l’ingénieur et la culture du gestionnaire qui sont les deux piliers actuels de notre système de management, ne sont pas adaptées à une logique d’affrontement indirect fondée sur la maîtrise de l’information et sur les stratégies d’influence. Aussi, compte tenu des incidents passés, la question qui se pose aujourd’hui est-elle : « comment se battre sur ces terrains difficiles que sont les échiquiers invisibles ? Cette question en amène une autre : « comment se battent nos adversaires les plus performants ? »

I.2. Le combat et le camouflage

L’observation des techniques asiatiques, nord-européennes et américaines, nous a amené à identifier plusieurs constantes :

  • Les démarches concurrentielles classiques sont souvent supplantées par des démarches souterraines dans les affrontements commerciaux et technologiques qui impliquent des économies nationales.
  • Le camouflage des acteurs est devenu un élément essentiel dans le montage de ces démarches souterraines.
  • Les principes humanitaires sont l’objet de manipulation croissante comme vecteur de dissimulation de stratégies de conquête commerciales.

Les démarches souterraines couvrent un champ d’action très large. Elles incluent à la fois les manœuvres d’influence, les opérations illégales d’ingérence et d’espionnage industriel et les techniques modernes de guerre de l’information. L’influence s’orchestre à des niveaux très différents. On peut citer l’exemple classique de l’intervention du chef de l’exécutif d’une grande puissance qui fait pression sur un pays tiers pour lui vendre des produits militaires ou civils. Mais l’influence a des aspects moins spectaculaires. Elle peut se traduire par le tissage lent et progressif de réseaux humains dans une zone géographique intéressante pour ses ressources énergétiques ou les opportunités commerciales qu’elle peut offrir. L’implantation de tels réseaux n’est plus le monopole des centrales de renseignement étatiques. Le secret porte davantage sur la configuration globale du réseau et sur son utilisation stratégique et tactique que sur l’identité même de ses membres. L’information véhiculée par ces réseaux est majoritairement ouverte. C’est le sens donné par son exploitation qui reste protégé. Les personnes qui participent à ce type d’opérations sont des acteurs économiques ou politiques en prise directe avec l’évolution des marchés et des produits dans le pays-cible.

Le camouflage des dispositifs offensifs de renseignement ouvert est une des clés fondamentales des affrontements économiques actuels. En amont on trouve des noyaux de décideurs privés et publics qui combinent l’approche pluridisciplinaire et duale. La base de leur relation repose sur l’échange rapide d’informations et de renseignements afin de les transformer en éléments opérationnels utilisables par les acteurs de l’aval c’est-à-dire les hommes qui œuvrent sur le terrain (banques, cabinets de conseil, directions générales, hauts fonctionnaires). Chaque grande puissance a sa propre culture du combat économique. Les anglo-saxons privilégient le transfert des concepts militaires issus du C4.I2 vers les entreprises civiles. Les Japonais s’appuient sur les maillages stratégiques bâtis depuis l’ère Meiji. Ils regroupent aussi bien les structures d’Etat, que les conglomérats privés et les réseaux d’hommes de main, les yakusas. Les Allemands ont développé un dispositif différent : les fondations et les instituts techniques, financés par les entreprises et les Länder, en sont la cheville ouvrière. Dans chacun de ces cas de figure, il existe un dialogue privilégié de nature transversale entre les décideurs économiques, politiques, et les spécialistes du renseignement d’Etat. Rappelons à titre de comparaison symbolique qu’une des firmes allemandes les plus connues mondialement a dans ses rangs 200 anciens agents du BND.

Le camouflage ne s’arrête pas à la dissimulation de l’arborescence des réseaux d’information mais porte aussi sur la manière de contourner les obstacles pour pénétrer les marchés étrangers. Afin de ne pas se heurter frontalement aux dispositifs défensifs du pays-cible, les approches sont nécessairement indirectes. Elles prennent en compte les comportements, les goûts des populations et les principes humanitaires véhiculés par les canaux médiatiques du village planétaire. Par exemple, un pays qui a étudié minutieusement les principes directeurs de telle organisation à vocation mondialiste peut être tenté de faire de l’entrisme dans une opération humanitaire en vue d’en tirer des bénéfices économiques dans un avenir proche ou lointain. Ce noyautage peut prendre différentes formes :

  • Faire nommer à la tête du support radiophonique créé par l’organisation internationale intervenante un agent d’influence sous couverture qui aura pour mission d’infléchir à des moments précis la politique éditoriale de la radio locale.
  • Positionner aux bons endroits des conseillers techniques à casquette humanitaire qui serviront de relais d’opinion ou de guide pour la prospection commerciale.

Ces différentes techniques de combat sur les échiquiers invisibles ont une efficacité sans commune mesure avec les coûts entraînés. Il n’est plus possible d’avoir une lecture intuitive de ces problèmes. De nouveaux instruments d’analyse et d’action doivent être conçus pour éviter les impasses et les coups bas.

I.3. La nécessité d’une nouvelle culture stratégique

L’irruption sur le champ économique de rapports de force nouveaux par leur violence, leur nature et le niveau auquel ils s’exercent, impose donc une interrogation fondamentale sur la validité de la lecture libérale. D’autant qu’un autre élément renforce le doute : essence de l’Occident, la doctrine libérale vient d’un monde relativement simple régi par l’inspiration cartésienne et euclidienne dans lequel nous avons appris à ne compter que ce qui se mesure. Dans le même ordre d’idées, la stratégie d’inspiration clausewitzienne est univoque : il faut détruire, tuer l’adversaire, c’est le jeu d’échecs. Dans la nouvelle configuration internationale issue de la mondialisation des échanges et de l’effondrement du bloc de l’Est, les certitudes de notre monde apparaissent moins opératoires que celles du monde asiatique, culturellement accoutumé à maîtriser la complexité . Philosophie de l’adaptation, le taoïsme privilégie les relations plutôt que le conflit à priori. Sa stratégie est davantage de dominer que de détruire : c’est le jeu de go. Tel qu’il est, le mode de pensée asiatique est mieux adapté à maîtriser l’information complexe. N’oublions pas que le Japon est la première économie de marché à avoir utilisé l’information comme principal levier de développement. Cette supériorité n’a pas échappé aux Etats-Unis de Georges Bush qui avait commandé en 1991 à la CIA le rapport Japan 2000 pour comprendre les succès commerciaux nippons.

Ainsi apparaît clairement la nécessité d’une nouvelle culture stratégique intégrant plusieurs grilles de lecture, tournant le dos à l’interprétation monoculturelle des faits. Elle devra intégrer des éléments jusqu’alors ignorés ou soigneusement séparés et prendre en compte :

  • L’information pluridisciplinaire appréhendée dans toute l’ampleur que lui confèrent la globalisation de l’économie et les nouveaux moyens informatiques et électroniques. Les données, les informations, les renseignements, tous paramètres informatifs pris à des stades différents de leur élaboration, constituent désormais la matière première essentielle d’où l’on extrait la connaissance qui permet au stratège de prendre la bonne décision. La maîtrise préalable de l’information complexe devient ainsi la condition de toute stratégie.
  • Les rapports de force sont devenus un élément déterminant de l’analyse économique. Les motivations passées des deux grands perturbateurs de l’économie mondiale nous donnent des clés de lecture pour le temps présent. L’intervention des Etats dans le jeu économique avec leurs moyens occultes tout comme le poids croissant des politiques d’influence et des méthodes illégales faussent le contenu des échanges et des accords internationaux. Laisser cette partie du jeu dans la zone d’ombre non couverte par l’analyse affaiblit les différentes catégories d’acteurs économiques. Et, en bout de chaîne, désarme les étudiants qui méconnaissent une partie de la réalité en entrant dans leur vie professionnelle.
  • L’analyse des matrices culturelles des économies nationales permet de comprendre un certain nombre d’échecs commerciaux dus à une approche standardisée de la mondialisation des échanges. Une des raisons de l’échec commercial de Disneyland à Marne-La-Vallée est la sous-estimation de l’attraction de Paris auprès des visiteurs non franciliens. De ce fait, le taux de remplissage des hôtels est plus qu’insuffisant dans la mesure où les touristes profitent de leur séjour pour visiter la capitale et donc y dormir. L’impasse sur les données culturelles n’aboutit pas seulement à des échecs de marketing. Les tentatives de standardisation d’une société à un niveau global peuvent provoquer des crises de rejet. C’est le cas de la population de certains pays de l’Est qui refusent la greffe du mode de consommation anglo-saxon. Lorsque ces crises de rejet se recoupent avec des facteurs historiques, elles peuvent bloquer de manière durable l’accès aux marchés. L’hostilité croissante des Ukrainiens à l’égard des Allemands est sur ce point précis un bon cas d’école.
  • Une nouvelle organisation de la chaîne de décision est devenue indispensable aux acteurs économiques pour rester opérationnels face à la multiplication et à la diversité des enjeux stratégiques. Prenant en compte le durcissement des rivalités concurrentielles, l’entreprise s’est inspirée du modèle en vigueur dans la Défense. Elle a fait sienne des concepts militaires et leur vocabulaire. Le plus récent avatar en est le marketing de combat qui veut tirer profit des techniques guerrières, des arts martiaux et des jeux de simulation. Mais ces transferts de savoir entre le monde de la Défense et celui de l’entreprise restent limités à une approche monoculturelle. L’absence d’approche pluriculturelle occulte l’apport spécifique des pays perturbateurs comme le Japon et l’Allemagne. Ainsi fait-on l’impasse sur l’intégration de l’affrontement économique dans la grille de lecture géostratégique. Il faut donc aller jusqu’au bout d’un indispensable changement de culture stratégique en réintroduisant les techniques d’intelligence qui ont fait partout leurs preuves. Elles permettent d’anticiper les réactions de l’adversaire et de piloter les actions de nos propres forces.

I.4. L’échiquier européen

Champ de manœuvre des géants américain et asiatiques, l’Europe est un échiquier bien visible celui-là où se déploient une bonne partie des dispositifs offensifs de la concurrence internationale. Deux armes y jouent aujourd’hui un rôle privilégié : les manœuvres occultes de lobbying et d’influence et la corruption, dont l’emploi est parfaitement décrit par M. d’Aubert Face à tant de difficultés venues de l’extérieur, l’Union est condamnée à rechercher de nouveaux instruments. C’est ainsi qu’en septembre 1994, la Direction Générale III a retenu le concept français d’intelligence économique parmi « les priorités d’action pour accroître la performance globale des entreprises européennes ». Il peut s’agir d’une mesure salutaire si au-delà de la formule, on se place dans la problématique qui nous occupe.

En effet, la démarche d’intelligence économique, transposée des méthodes de la Défense, a pour objet de maîtriser à tous ses stades et par des méthodes légales l’information utile aux acteurs. Bien plus qu’un simple instrument offensif aussi bien que défensif, c’est une démarche globale de niveau stratégique dont l’adoption entraîne une mobilisation des acteurs d’un projet commun. En ce sens, la construction européenne peut être renforcée par cet argument nouveau dont la mise en œuvre sur des projets pilotes permettrait :

  • Une discipline progressive des Etats-membres. A titre d’exemple, l’accès aux boucles de distribution d’informations pourrait être lié à la signature d’une convention européenne d’échanges d’informations sur les personnes et les capitaux douteux.
  • Une accoutumance progressive des acteurs économiques européens à l’échange d’informations en particulier dans les rapports délicats de coopération/concurrence qui se développent inéluctablement.
  • La réalisation de structures opérationnelles communes permettant d’accélérer le passage des entreprises européennes à cette fameuse société de l’information qui ne doit surtout pas se limiter à la réalisation quantitative « d’autoroutes » visibles mais bien privilégier la qualité de leur contenu.
  • L’adoption plus rapide d’une véritable politique économique commune afin d’établir un dialogue plus équilibré avec les autres blocs économiques.

Ainsi devenue plus compacte l’Union européenne pourrait-elle davantage résister au noyautage des lobbies extra-européens et à la montée en puissance de l’illégalité économique, qu’elle soit le fait des Etats ou des économies mafieuses.

II. L’émergence d’un nouveau type de renseignement : le renseignement de sécurité économique

Depuis la chute du Mur de Berlin, le monde éprouve quelques difficultés à cerner les nouvelles formes des conflits à venir. Enfermés dans une vision bipolaire des rapports de force internationaux, les Occidentaux ont progressivement gommé de leur mémoire les formes de confrontations indirectes et multipolaires qui jalonnent l’Histoire des civilisations et des empires. Or ce sont justement ces confrontations mystérieuses, non-idéologiques qui bouleversent aujourd’hui les schémas de pensée du politique, du militaire et par conséquent du monde du renseignement. Elles sont rendues plus complexes par l’apparition de facteurs purement techniques tels que l’explosion de l’information, la mondialisation des marchés et la dureté sans précédent des affrontements économiques et commerciaux qui en découlent. L’apparition de nouvelles doctrines de sécurité économique démontre la nécessité d’adapter la fonction renseignement aux temps nouveaux et, à cet effet, d’entreprendre de profonds changements de mentalité et d’organisation.

II.1. La fin des modèles de référence

Les conflits économiques du temps de paix dont l’essentiel relève du non-dit ne peuvent plus être analysés à travers le seul antagonisme capitalisme contre communisme. L’ennemi idéologique commun a fait place à une mosaïque de puissances industrialisées aux intérêts souvent divergents, et à l’émergence de blocs économiques à vocation hégémonique dans leur zone d’influence. Cette redistribution géographique des cartes ne s’arrête pas aux frontières traditionnelles des Etats. L’exemple des découpages régionaux internes à l’Europe fait apparaître des puissances transfrontalières dont les objectifs sont parfois en contradiction avec les politiques des Etats de tutelle. Il existe aussi des firmes multinationales qui ont des stratégies déconnectées de toute logique d’intérêt national. Mais les relations spécifiques entre régions ou entre multinationales sont encore loin d’évincer la prédominance des rapports de force entre Etats-Nations.

La crise du renseignement occidental découle de cette dislocation du monde communiste. L’éclatement du monde en différents échiquiers, d’ordre géopolitique, militaire, économique ou culturel, a modifié la hiérarchie des menaces. Le monde du renseignement n’est pas épargné par cette profonde mutation des enjeux internationaux. Les services spécialisés ont aujourd’hui d’autant plus de difficultés à modifier leurs propres points de repère que les politiques continuent à s’interroger sur la fonction renseignement à partir de grilles de lecture obsolètes. Les uns sont pressés d’en réduire les crédits et les moyens humains à cause de la disparition de l’ennemi principal (Etats-Unis, Grande Bretagne). D’autres continuent à recruter en raison des carences de leur système de renseignement qui ont été mises en exergue par la Guerre du Golfe (France). Dans les deux cas de figure, le théâtre d’opérations reste à dominante militaire. La réflexion sur les enjeux multidimensionnels du monde actuel n’en est encore qu’à ses balbutiements. Lorsque le général Vernon Walters, ancien directeur-adjoint de la CIA, parle de risques majeurs , il pense aux dangers d’évolution de la Russie et de la Chine, au fanatisme religieux et aux conflits incontrôlés ou incontrôlables comme la Bosnie, la Transcaucasie, le Rwanda ou le Cambodge. Mais il ne fait aucune allusion aux nouvelles formes de conflits non militaires, en particulier à ceux de nature économique.

L’effondrement du monde communiste crée un vide difficile à combler. Les structures de coordination du type OTAN font perdurer les rapports d’alliance conçus contre un ennemi commun qui était jadis le Pacte de Varsovie. Sa disparition fausse les règles du jeu. Les tergiversations européennes dans le conflit bosniaque et le revirement américain à propos de l’embargo sur les armes décrété par l’ONU constituent une première alerte, révélatrice des divergences d’intérêt apparues dans le camp occidental. Les intérêts économiques se glissent sournoisement dans les coulisses de la géostratégie. Sur le terrain spécifique de l’affrontement économique, l’allié d’hier peut devenir l’adversaire de demain. Cette situation paradoxale place de fait les services de renseignement occidentaux dans un rapport de coopération/opposition qui va bouleverser les habitudes prises au cours des décennies de guerre froide. Les premières frictions significatives sont perceptibles depuis plusieurs années au centre de l’échiquier (cf attaques de la presse américaine contre les incursions des Services alliés sur le sol américain) comme à sa périphérie (manœuvres souterraines de pays alliés autour du contexte algérien dénoncées par la presse française).

L’importance prise par la fonction renseignement dans le conflit Est/Ouest a figé les comportements et les doctrines. Durant la guerre froide, la définition des missions des services de renseignement a été calquée sur une interprétation idéologique des rapports de force entre grandes puissances. Ce contexte a produit pendant près d’un demi-siècle des systèmes de renseignement alignés sur les modèles des deux superpuissances : les Etats-Unis pour l’Alliance Atlantique et l’URSS pour le Pacte de Varsovie. Mais l’effondrement du bloc communiste a mis fin à ce modèle de référence.

Ainsi le système de renseignement américain et le système de renseignement inspiré du modèle soviétique ne semblent plus fournir les meilleures réponses aux nouvelles formes de menaces, en particulier les menaces de nature économique. Si l’économie de l’information planétaire contrôlée par les Etats-Unis joue un rôle prédominant sur l’échiquier militaire comme l’a démontré la guerre du Golfe, elle ne produit pas les mêmes effets sur l’échiquier économique. Les machines de guerre économique japonaise et allemande sont encore dominées par l’économie de l’information américaine en termes de flux et d’innovation technologique, mais elles ont réussi à déstabiliser le leadership de l’économie américaine dans de nombreux affrontements concurrentiels. La supériorité du dispositif nippon de renseignement économique a créé à la fin des années 80 un certain trouble dans l’administration américaine. Le rapport commandité par la CIA sur l’économie nipponne a déclenché une polémique sur les techniques offensives utilisées par les Japonais pour conquérir des parts de marché.

II.2. Les nouvelles doctrines de sécurité économique

Le passage du champ d’affrontement géostratégique au champ d’affrontement géo-économique n’est pas sans conséquences sur les relations entre puissances. Les deux principaux belligérants de la guerre froide n’occupent plus la même position sur l’échiquier économique. C’est d’autant plus vrai pour les Etats-Unis qui ont pris conscience récemment de la menace représentée par l’innovation étrangère dans le domaine du renseignement économique. C’est en partie grâce à la supériorité de leur système national d’information que le Japon et l’Allemagne sont devenues aujourd’hui les puissances dominantes en Asie et en Europe. Cette rivalité de puissances donne un nouvel éclairage au concept de guerre économique sur lequel plusieurs écoles de pensée s’affrontent :

  • L’école marxiste ou ce qu’il en reste, considère que la guerre économique est l’expression de l’affrontement des puissances impérialistes (cf. l’impérialisme, stade suprême du capitalisme). Boukharine estimait que l’effondrement du capitalisme pourrait résulter d’un conflit majeur entre des capitalismes d’Etat.
  • L’école ultra-libérale nie le bien-fondé du concept de guerre économique dans la mesure où la guerre détruit alors que l’économie produit des richesses.
  • L’école libérale s’est exprimée sur ce thème en France à travers les écrits de Bernard Esambert. Celui-ci reconnaît la dureté des affrontements concurrentiels mais limite la guerre économique à un wargame planétaire lié à la mondialisation des échanges et jouant finalement le rôle de stimulant pour l’ensemble des compétiteurs.
  • L’école réaliste replace le concept de guerre économique dans une perspective historique, le facteur économique n’étant qu’un facteur de rivalité ou de puissance parmi d’autres dans l’histoire des civilisations.

L’administration Bush a été la première à entamer ce débat en jetant les bases d’une politique de sécurité économique du temps de paix. Cette reconnaissance de la dimension économique a été formulée à différents niveaux :

  • Création du Conseil Economique National qui travaille en étroite relation avec le Conseil National de Sécurité.
  • Réorientation des activités des agences de renseignement (en particulier CIA, NSA, FBI).
  • Création de l’Information Security Oversight Offices (réunissant le Pentagone, le Département de l’Energie, et les agences de renseignement pour assurer la protection et la gestion de toutes les informations confidentielles dans les domaines technologiques et économiques).
  • Elaboration du National Industry Security Program afin de sensibiliser la communauté technologique et industrielle américaine à la défense de ses intérêts par le biais des programmes de coopération militaire avec l’étranger.

Mais cet arsenal défensif ne doit pas faire oublier la principale mesure offensive prise par le Président des Etats-Unis : la diplomatie économique. Depuis l’entrée en fonction du président Clinton, le département d’Etat aide activement les entreprises américaines dans leur conquête de parts de marché à l’étranger. Ce soutien est devenu la priorité numéro un de la politique extérieure des Etats-Unis. Cela se traduit dans les faits par l’importance prise par les accords économiques bilatéraux aux détriments des accords du GATT. L’intervention du Président Clinton dans le contrat civil obtenu par la société Boeing en Arabie Saoudite à l’automne 94, souligne le degré de mobilisation du pouvoir politique américain en faveur de son économie nationale. Autre exemple, l’affrontement concurrentiel majeur qui met aux prises les principaux constructeurs aéronautiques mondiaux. Dans cette guerre commerciale où la concurrence internationale s’oppose sur le moindre petit contrat, la qualité des produits est un facteur de compétitivité qui n’est plus décisif. La campagne commerciale est largement appuyée par des opérations de renseignement, d’influence, de désinformation et par des pressions gouvernementales de toutes sortes. Cette guerre économique de l’ombre est menée aussi bien par des services d’Etat que par des structures de renseignement privées.

Les autorités françaises commencent à prendre conscience de la nécessité d’une révision doctrinale en matière de sécurité économique. Lors d’un colloque organisé par l’association des anciens de l’Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale en octobre 1994, le représentant du ministre de la Défense a déclaré qu’une révision de l’ordonnance de 1959 s’imposait sur deux points essentiels :

  • sur l’Europe qui est un élément essentiel de la défense économique,
  • sur l’identification des menaces nouvelles.

La nécessité de cette révision doctrinale avait été soulignée au préalable par le rapport intelligence économique et stratégie des entreprises. Bousculant les idées reçues, ce rapport souligne les carences françaises dans le domaine du renseignement économique. Il précise aussi les défaillances du modèle américain face aux synergies d’acteurs générées par les dispositifs d’information économique allemand et japonais. Cet éclairage est important étant donné l’influence exercée par les Etats-Unis sur les élites françaises qui, formées par la plupart à l’école libérale, ont parfois sur ces questions un angélisme dangereux pour les intérêts nationaux. L’effritement des modèles de référence dans le renseignement comme dans l’économie ouvre la voie à l’analyse comparée des modèles les plus performants. Nous avons davantage à apprendre aujourd’hui du Japon, de l’Allemagne ou des puissances émergentes asiatiques que des Etats-Unis.

II.3. Les trois grandes mutations

La compréhension du monde actuel exige des croisements de connaissances de plus en plus complexes entre l’information ouverte et le renseignement fermé auxquels n’étaient pas préparés le pouvoir politique, les élites nationales ni les services de renseignement. Le défi est ambitieux mais inévitable. Vu le déferlement accéléré d’informations en tout genre, il s’agit par voie de conséquence de faire muter les mentalités de ces trois catégories d’acteurs pour éviter la sclérose des systèmes de commandement et de direction.

Première mutation : le politique est aujourd’hui obligé d’intégrer le renseignement à sa manière de gouverner. Jusqu’à la fin de la guerre froide, les pouvoirs politiques occidentaux, à l’exception de la Grande Bretagne et des Etats-Unis, ont toujours eu à l’égard du renseignement une attitude distante et circonstanciée. En raison de la multiplication des échiquiers, la mondialisation des échanges a accentué la complexité des enjeux stratégiques. L’intuition du chef ou des technostructures ne suffit plus pour gérer en temps réel les multiples dossiers de sécurité sur lesquels doit se pencher chaque jour un pouvoir exécutif. Une puissance moyenne comme la France a d’importants besoins en renseignements de toute nature qui sortent du cadre d’analyse traditionnel Est/Ouest. Si on se limite à l’observation de l’échiquier géopolitique, une simple déduction logique permet de dresser la liste des thèmes suivants :

  • risques de prolifération nucléaire,
  • menace islamiste à travers le monde,
  • micro-conflits où sont engagées les forces françaises dans le cadre de l’ONU,
  • contradictions nationales dans le cadre de la construction européenne,
  • stratégies d’influence en Afrique,
  • manœuvres de déstabilisation étrangères contre les DOM-TOM,
  • différents types de menaces terroristes d’Etat,
  • recomposition de l’empire russe,
  • processus de démocratisation des anciens pays communistes en Europe Centrale,
  • résistance au changement des régimes communistes d’Asie…

Cette liste n’est pas exhaustive mais elle donne une idée des multiples enjeux qui exigent une production d’information et de renseignements de différents horizons.

Seconde mutation : l’intelligentsia française opère encore une distinction fondamentale entre le monde de la connaissance et le monde du renseignement. La connaissance s’inscrivait dans un processus positif de construction du monde. Elle était liée au progrès scientifique et à l’innovation technologique. Le renseignement était perçu très différemment. Son image était négative car il symbolisait les opérations occultes de la raison d’Etat. Cette dichotomie entre la connaissance et le renseignement induisait de fait une division des élites en deux camps : les défenseurs de la notion de « progrès » et les défenseurs de la notion de puissance. La tension concurrentielle qui s’exerce aujourd’hui dans le domaine scientifique réduit la distance morale entre la connaissance et le renseignement. La bataille sur le test du SIDA qui a opposé pendant des années les chercheurs américains et français a démontré de manière exemplaire le rôle déterminant de l’information dans les rapports de force qui peuvent s’exprimer lors d’une confrontation scientifique. Dans cette étude de cas exemplaire, les rapports de force se sont exprimés à trois niveaux :

  • affrontements individuels sur la notoriété des inventeurs du test,
  • affrontements économiques sur la commercialisation mondiale du test,
  • affrontements diplomatiques sur les appuis institutionnels accordés aux chercheurs.

Le résultat de cette bataille a mis en exergue la contradiction suivante : le chercheur français a obtenu gain de cause et le laboratoire américain en a retiré le principal bénéfice financier. Victoire morale contre victoire financière, telle est la distance qui sépare le renseignement de la connaissance pour obtenir une victoire totale dans un rapport de force concurrentiel. Les scientifiques et les ingénieurs français devraient méditer longuement sur les conclusions de cette étude de cas exemplaire.

Troisième mutation : les services de renseignement qui sont confrontés à cette croissance exponentielle des besoins en renseignement se posent le problème des méthodologies de collecte, de traitement et de diffusion de l’information. L’Etat a été longtemps le principal détenteur de renseignement à travers ses différents services spécialisés. La multiplication des pistes à suivre sur les nouveaux échiquiers pose le double problème de la rentabilisation de l’information d’origine administrative et de la répartition des compétences entre les expertises publiques et privées. La construction européenne représente un excellent laboratoire pour identifier les obsolescences administratives.

En effet, l’instauration le 1er janvier 1993 d’une Taxe à la Valeur Ajoutée intra-communautaire a souligné certains dysfonctionnements dus à des fraudes couvertes notamment par des administrations d’Etats. Les services d’investigation du ministère des Finances (DNEF, BCR, DNRED) doivent faire face à une nouvelle forme de délits économiques auxquels ils ne sont pas préparés. L’absence de structure européenne unifiée rend leurs investigations laborieuses et parfois impossibles, en particulier lorsqu’il s’agit de cerner les origines et les volumes de la fraude à la TVA. Pendant de longs mois, les fraudeurs ont profité du fait que la Grèce et le Portugal ne disposaient pas de banques de données qui auraient permis d’identifier les opérateurs commerciaux. Pour combler cette faille dans les échanges inter-européens, certains pays comme la France ont cherché à renforcer leurs structures d’investigation spécialisées. La Direction Générale des Impôts a procédé à des augmentations d’effectifs dans les BCR.

Mais un gros effort reste à entreprendre pour faire coïncider les grilles de salaire et de promotion de la fonction publique avec les niveaux de qualification et les profils de poste exigés par les missions d’investigation et de renseignement. A titre d’exemple, le chef d’une BCR n’est pas toujours nommé par un responsable administratif formé à la problématique du renseignement. L’adéquation nécessaire entre la rentabilité d’une structure d’investigation et la professionnalisation de ses membres dans le domaine du renseignement ouvert est en train de devenir une évidence. Celle-ci n’est pas toujours comprise par les corporatismes hiérarchiques ou syndicaux.

II.4. Un recentrage obligatoire

Les archaïsmes culturels ne sont pas les seuls obstacles à la mutation des systèmes de renseignement. Depuis le début des années 90, la communauté du renseignement américaine est secouée par deux débats fondamentaux : le débat sur le verrouillage des réseaux de communication informatique et le débat sur la gestion des sources ouvertes. Le premier débat est fondamental dans la mesure où la finalité de l’économie de marché se heurte aux principes de la raison d’Etat. Les fabricants de logiciels américains ne veulent pas que les agences fédérales de sécurité exercent un quelconque contrôle sur la protection des systèmes informatiques par des clippers intégrés aux machines et chargés de gérer la sécurité d’accès. Intérêts marchands et intérêts étatiques s’opposent pour la première fois au grand jour. Cette opposition entre les défenseurs du commerce et les défenseurs de la raison d’Etat est dangereuse car elle fausse les points de repère élémentaires des citoyens dans une démocratie. Il se forme à la suite de cette querelle des alliances objectives entre constructeurs de logiciels et pirates de l’informatique, qui frôlent l’absurde. L’introduction d’une logique de déréglementation dans les fondements de la sécurité d’une puissance ouvre la porte sur l’inconnu.

Second débat fondamental : le débat sur la gestion des sources ouvertes. Robert Steele s’est lancé depuis plusieurs années dans une campagne de sensibilisation sur la nécessité de changer le comportement des acteurs publics et privés à propos de la gestion des sources ouvertes. Déclassification, décloisonnement, transversalité des réseaux, synergie des acteurs, prise en compte des facteurs culturels dans l’élaboration et l’utilisation de l’information, sont les mots-clés de la réforme qu’il suggère dans le cadre de l’application du C4.I (Command, Control, Communication, Computer, Intelligence). Le programme de Steele est considéré comme hérétique par les milieux traditionnels du renseignement américain. C’est aussi l’avis des grandes firmes privées américaines. Celles-ci boudent les grand’ messes de sensibilisation sur l’usage des sources ouvertes parce qu’elles préfèrent pratiquer le renseignement fermé. Elles n’étaient pas très présentes à la dernière conférence d’Open Sources Solution ainsi qu’aux conférences annuelles de la Society of Competitive Intelligence Professionals qui enregistrent une baisse de fréquentation constante depuis 1991 (800 participants en 1991 à New Orleans, 600 en 1992 à Washington, 450 en 1993 à Los Angeles). Les contradictions qui entourent désormais la notion de secret perturbent l’activité des services de renseignement car elles rendent obsolètes une partie des normes du travail fermé élaborées au cours de la guerre froide.

Le nouveau contexte de l’information met aujourd’hui les gouvernements et les services de renseignement en demeure de s’adapter pour agir. Les uns pour mener leur politique en période de guerre économique de fait, les autres pour en fournir les éléments stratégiques. Pour les gouvernements, il s’agit désormais malgré les échéances électorales et les aléas du système démocratique de situer leur action de responsables sur le long terme et de s’en donner les moyens. Donc les priorités qui en découlent, sans cesse confirmées et ajustées par les services de renseignement dont c’est là la tâche la plus fondamentale (souvenons-nous du Général Bradley : mon deuxième bureau me dit ce que je dois faire, mon quatrième bureau me dit ce que je peux faire, et moi, je dis à mon troisième bureau ce que je veux faire).

Par ailleurs, l’explosion quantitative de l’information n’en est qu’à ses débuts. La tentation de tout savoir est le plus grand danger qui guette les services de renseignement d’aujourd’hui. En effet, leurs moyens, même augmentés, resteront limités et leurs hommes ne pourront concilier quantité de recherche et qualité du renseignement produit. Les Services sont donc contraints de se recentrer sur l’action qu’ils peuvent et doivent seuls mener : La recherche des informations de niveau stratégique, définie par les plans de renseignement gouvernementaux, en faisant appel, si besoin, aux méthodes qu’exigent les intérêts de l’Etat. Si l’on admet que les priorités de recherche et d’action concernent désormais la sphère économique, l’atteinte des objectifs fixés exigera un nouveau type de recrutement et de formation, de nouveaux points d’application. Vu la péremption rapide des connaissances, le personnel des Services sera géré autrement : de fréquents recyclages hors de l’institution ou des contrats de courte durée deviendront inévitables. Les actions seront plus diversifiées et viseront d’autres cibles.

Dans la même nécessité d’épouser son époque, l’institution veillera à ce que les renseignements recueillis par les moyens étatiques éclairent rapidement les entreprises, combattants réels de la guerre économique : ouvert aux Etats Unis, le débat concerne tous les Etats. La solution peut résider dans la création de passerelles entre services spécialisés et entreprises, soulageant les premiers de cette charge. Cette forme de sous-traitance n’est pas la seule. D’une manière générale, l’énorme gisement d’informations ouvertes doit être exploité par des opérateurs privés. Les Services peuvent s’y abonner ou y installer des cellules de liaison. L’important étant l’information et non la structure qui ne peut plus être totalement intégrée pour des raisons de taille optimum et de coût.

II.5. La nécessaire mutation de la fonction renseignement

Le nouveau contexte d’affrontement économique impose aux acteurs principaux que sont les Blocs, les Etats, les Régions, les multinationales, une approche différente de la fonction renseignement. Celle-ci doit être désormais globale, collective et réussir la difficile synthèse d’éléments contradictoires : technique/humain, science/culture, quantité/qualité, concurrence/coopération, ouvert/fermé. Elle doit surtout devenir l’élément central de la décision, ce qui ne va pas de soi dans les pays démocratiques où l’impératif électoral donc le court terme précède le stratégique.

Si le caractère global de la fonction renseignement est inhérent à ce niveau stratégique, il est encore accentué par les traits spécifiques de notre époque. La mondialisation de l’économie entraîne – à rebours de la théorie libérale – une fermeture relative des marchés par saturation de produits offerts tandis que l’acharnement concurrentiel qui en découle déclenche des mesures étatiques à caractère protectionniste ou interventionniste. Autre caractéristique : l’explosion de l’information soulignée par Toffler accélère les interactions entre phénomènes politiques, économiques et techniques. Ainsi, la globalité de l’appréhension des facteurs de décision devient-elle plus nécessaire que jamais. A cet égard, la pensée asiatique se révèle plus apte que l’occidentale à dominer l’ère nouvelle de la complexité où nous a précipité l’évolution du monde. C’est une source de préoccupation pour l’avenir.

La maîtrise de l’information ne peut plus être le fait de l’homme seul puisque se pose d’abord la question de sa quantité. Il est en effet admis qu’aujourd’hui, les flux d’informations créées doublent en volume tous les quatre ans. C’est donc un système collectif qui gérera cette nouvelle matière première essentielle qu’est l’information ; sa collecte, son traitement, sa distribution seront organisés selon le cycle professionnel des services de renseignement, en exécution des directives des décideurs qui auront fixé les priorités et défini les protections minima nécessaires, dans une nouvelle économie de l’information. Les canaux horizontaux de circulation de l’information seront en particulier favorisés, à l’imitation des Japonais dont c’est le domaine d’excellence . L’information utile devenue renseignement n’a de sens que si elle est partagée par le plus grand nombre d’acteurs qui sont, dès lors autant de sources de dynamisme. On touche là un point essentiel qui, en matière de renseignement, différencie les domaines militaire et économique. Le renseignement militaire engendre une action très centralisée, pilotée dans un système hiérarchique où la possession de l’information ne constitue normalement pas un enjeu de pouvoir mais une condition de l’exécution de la mission collective. Il y a complémentarité des acteurs et le secret nécessaire sera protégé : chacun y a intérêt. Pour sa part le renseignement économique peut être, soit partagé entre plusieurs alliés dont aucun n’atteindrait seul la taille critique, soit confisqué au nom du projet personnel d’un homme voire d’une entreprise. Le secret est alors un frein au partage… ou un alibi à la rétention !

Pour que la fonction renseignement devienne globale et collective, encore faut-il en réorganiser les structures dans cette perspective et, au préalable, en dominer tous les paradoxes qui sont aujourd’hui nombreux.

Le premier d’entre eux consiste à préserver l’importance du facteur humain dans le renseignement en résistant à la tentation technicienne du tout informatique. Il y a des analyses irréductibles à une traduction binaire, en particulier celles qui doivent prendre en compte les facteurs culturels pris au sens large. Lors de la guerre du Golfe, ni les Etats-Unis, ni Israël, n’ont pu percer le mystère Saddam, c’est-à-dire les intentions du Chef, alors que tous les paramètres mesurables apparaissaient sur les écrans des ordinateurs.

Le deuxième paradoxe est celui de la qualité du renseignement à préserver à l’ère de la quantité d’informations. Plus on est informé et moins on y voit clair ! Dans un premier temps les décideurs ont cru que l’informatique serait la réponse à ce dilemme : mots-clés, puissance de traitement, programmes spécifiques, infrastructures d’interception, fournissent aujourd’hui aux Etats, bien plus de la moitié de leurs renseignements utilisables. Mais cette recherche aléatoire a ses limites. On ne trouve le plus souvent que ce que l’on cherche. Il faudra donc revenir à la source du cycle du renseignement : l’expression des besoins du chef. Il s’agit d’une étape intellectuelle capitale, négligée par faute de temps, croit-on, en fait par manque de rigueur et d’humilité.

Dernier facteur paradoxal intéressant la fonction renseignement : la gestion de l’information ouverte (plus de 90% du total disponible) et de l’information fermée (moins de 10%)? Ce débat ne peut plus être évité : la classification d’une information la stérilise alors que sa richesse, on l’a vu, est dans sa circulation, son partage entre un maximum d’acteurs. Dans le même temps, l’énorme masse produite constitue une protection naturelle tandis que son renouvellement constant en accélère la vitesse de péremption : Il faut donc classifier le moins possible mais durcir les protections matérielles et alourdir les peines pour les contrevenants.

Très intéressants sont les exemples allemand et suédois. Bien que de taille différente, ces deux Etats semblent avoir toujours reconnu, au plus haut niveau, la nécessité absolue d’intégrer le renseignement à la décision économique. Réflexe de guerriers et de marchands, servis par un esprit de méthode et une discipline reconnue. Aujourd’hui, les cercles du pouvoir suédois permettent aux dirigeants de la Défense et de l’économie de se rencontrer naturellement pour échanger leurs analyses, tandis que les décisions politiques et économiques allemandes – par exemple la récupération de Länder de l’Est et les mesures financières qui en découlent – sont entreprises à coup sûr : ainsi la chute du rideau de fer avait-elle été largement anticipée grâce à une exploration méthodique des territoires occidentaux de l’empire soviétique.

Au-delà des nations, il y a maintenant les ensembles continentaux. Il est bien temps de réfléchir à une éventuelle organisation du renseignement européen, aujourd’hui moins fait de coopération que de concurrence ! On pourrait concevoir assez facilement la mise en place de l’infrastructure nécessaire et la mise en réseaux des gouvernements, des administrations communautaires et nationales, de l’UEO et des Etats Majors… selon les combinaisons jugées souhaitables. Plus difficile sera la définition de ce qui doit être classifié Europe ou National, Partageable ou non… L’Europe fait actuellement ses gammes sur le dossier du partage de l’information intéressant la répression de la délinquance économique sous toutes ses formes. On peut noter par exemple une interprétation grecque originale des intérêts communs. De semblables exemples militent en faveur d’axes privilégiés qui doivent techniquement se traduire par des boucles particulières de distribution d’information aux abonnés, tels le DILCS au sein de l’OTAN dans les années 80, système qui fonctionnait parfaitement. Le problème est celui de la volonté politique. Les Européens n’ont plus guère le choix : si leur situation particulière de vieux adversaires juxtaposés les désavantage par rapport à d’autres ensembles plus cohérents car plus récents, tous doivent faire face à une nécessaire mutation de la fonction renseignement.

II.6. Du renseignement de Défense et de Police au renseignement économique

Placés devant les nouveaux dilemmes de l’époque, les services de renseignement doivent répondre aux défis suivants :

  • Défis techniques
    Comment maîtriser physiquement l’invraisemblable masse d’informations sans cesse renouvelée, sans cesse croissante ? Comment y distinguer vite et bien l’information porteuse de sens qui ouvre des pistes, tranche un débat, répond à la question posée ? Comment casser des codes de plus en plus hermétiques ? Comment organiser plus sûrement la protection des informations ? Comment en protéger moins mais beaucoup mieux contre des convoitises de plus en plus outillées ?
  • Défis culturels et humains.
    Comment changer la culture collective du personnel des différents services pour les aider à se redéployer face aux nouvelles cibles du renseignement économique ? Comment les aider à comprendre que la gestion transversale de l’information, interservices, confère une efficacité japonaise au dispositif d’ensemble ? Comment leur faire admettre que tout savoir n’est plus possible et qu’il faut désormais trouver des partenaires extérieurs pour espérer maîtriser l’information ouverte, l’autre bien sûr demeurant leur apanage ? Comment leur faire comprendre qu’eux seuls peuvent orienter nos sociétés individualistes vers une approche collective en incitant le pouvoir politique à faire circuler une partie des informations détenues par les administrations ?
  • Défis politiques
    Comment persuader les gouvernements occidentaux que leur autorité, pas plus que la démocratie ne sont menacées par la nécessité de faire enfin toute sa place à la fonction renseignement. Inspiratrice de la stratégie du prince, elle doit être reconnue comme la plus importante des fonctions régaliennes dans un monde où l’incertitude est devenue le paramètre le plus courant. Au regard de ce qui se passe aux Etats-Unis (par exemple sur les tentations de certains intérêts privés de porter atteinte à la raison d’Etat dans le domaine de la cryptologie), le pouvoir politique doit se donner les moyens de clarifier les finalités d’un tel débat pour éviter la déliquescence de la sécurité nationale au profit de l’appétit marchand. Sachant enfin orienter ses meilleurs serviteurs vers la quête de la connaissance, le pouvoir politique en sera payé au centuple, y compris dans la lutte contre le chômage.
  • Défi à l’intelligence
    Et pour finir, le renseignement de sécurité économique ne peut résulter de l’actuel découpage en renseignement militaire et renseignement policier. Il implique d’abord que l’on mette fin à la dichotomie temps de guerre – temps de paix qui a longtemps présidé à l’organisation de la défense ; de nature politique, ce distinguo se révèle obsolète en ces temps de guerre économique de fait où la cible prioritaire n’est plus le char soviétique mais la part de marché ; où l’adversaire n’est plus un concurrent commercial audacieux mais une entreprise adossée à un appareil d’Etat qui la renseigne et l’appuie de toute sa puissance diplomatique ; où des armes nouvelles comme l’influence ou l’illégalité économique sont mises en oeuvre aux plus hauts niveaux des Etats. Il ne s’agit donc plus d’organiser l’économie du temps de guerre mais bien de mener la guerre économique du temps de paix : Seules des doctrines de sécurité économique valables pour tous les acteurs et à tous les stades de paix, de crise et de guerre peuvent répondre à ce nouvel état de fait. C’est bien la fonction régalienne d’intelligence qui devra s’adapter en premier.

Ce nécessaire changement implique ensuite la fusion des savoir-faire et l’émergence d’un nouveau type d’organisation pluridisciplinaire faisant une place plus grande aux techniques de combat économique et au personnel sachant les manier. L’enjeu, c’est la maîtrise de la première des matières premières : l’information ; c’est le maintien dans le club des grandes puissances économiquement fortes. Tous et chacun sont concernés. Au premier chef, les politiques, contraints désormais de promouvoir tous les aspects de la fonction renseignement devenue incontournable et que trop d’entre eux ont ignorée ou méprisée. En second lieu, les hommes du renseignement qui voient leur jardin secret menacé de devenir un jardin public, faute d’avoir anticipé un changement d’époque. Enfin, les hommes d’entreprise, soldats quotidiens de la guerre économique, qui veulent bien recevoir l’information de l’institution mais n’ont pas toujours le réflexe de lui en donner et qui, trop souvent, répugnent au partage. C’est là un défi culturel, celui de la gestion collective de l’information. La tâche est ardue, mais là où il y a une volonté….

  1. Le cœur stratégique de l’économie allemande s’est constitué sous Bismarck. Il rassemble les principales banques, les Konzern, les sociétés d’assurance et les élites politiques.
  2. Alvin et Heidi Toffler, Guerre et contre-guerre, Fayard, 1994.
  3. Command, Control, Communication, Computer, Intelligence, Interoperability.
  4. Voir étude de Bernard Nadoulek, L’intelligence stratégique, éditions Aditech, 1989.
  5. François d’Aubert, Main basse sur l’Europe, Stock, 1995.
  6. Marc ELHIAS, Laurent NODINOT, « Il nous faut des espions, la crise du renseignement occidental », Robert Laffont, Paris, 1988.
  7. Interview donnée au Figaro en 1994.
  8. Christian HARBULOT, « la machine de guerre économique » », Economica, Paris, 1992.
  9. Rapport Japan 2000 publié aux Etats-Unis, février 1991.
  10. L’ordonnance de 1959 est le texte officiel qui définit le cadre de la Défense Nationale, dont la défense économique. Elaboré durant la guerre froide, ce texte reflète une vision à dominante militaire de la notion de conflit.
  11. Les co-auteurs de ce rapport du Commissariat Général du Plan sont Henri MARTRE, Christian HARBULOT, Philippe CLERC, Philippe BAUMARD. Il a été édité par la documentation française, Paris, 1994.
  12. Direction Nationale des Enquêtes Fiscales, Brigades de Contrôle et de Recherche, Direction du Renseignement et des Enquêtes Douanières.
  13. Président d’Open Sources Solution ou O.S.S. inc.
  14. Toffler affirme que le Japon a prévu d’investir plusieurs milliards de dollars par an pendant 10 ans pour se donner le réseau de circulation et de traitement de l’information adapté aux enjeux.
  15. Orientation, recherche, collecte, analyse, exploitation, diffusion, bilan et rebouclage sur les orientations. L’ensemble du cycle du renseignement implique une protection adaptée à chacune des phases.
  16. Toffler cite le problème posé à l’administration américaine devant, pour l’année 1992, classifier 6.300.000 documents selon six catégories principales et quatre secondaires. Il conclut à la contre-productivité du système.
  17. Dedicated Intelligence Loop Circuit System

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