#2 Compétition, contestation, affrontement : quel ennemi ?

Les Romains ouvraient les portes du temple de Janus en temps de guerre et les fermaient à l’heure de la paix. Il n’était pas plus question de les laisser entrouvertes que d’imaginer un état intermédiaire entre ami et ennemi. Cette dualité originelle a structuré les relations internationales jusqu’au XXIe siècle. Mais la multipolarisation du monde, la prodigieuse extension des champs de l’activité humaine et des rivalités associées, ainsi que la permanence des confrontations entre puissances ont conduit à une situation nouvelle qui implique de changer de paradigme. Caduque, la vision séquentielle classique temps de paix-temps de crise-temps de guerre doit être remplacée par le triptyque compétition-contestation-affrontement. Ces trois situations ne se succèdent pas selon un enchaînement cyclique mais se superposent, compliquant la lisibilité et la compréhension des relations internationales contemporaines.

À nouvelle donne stratégique, nouveau paradigme

Il s’agit d’une véritable disruption conceptuelle aux conséquences très pratiques qu’il convient de diffuser. Initiée et portée en France par le chef d’état-major des armées, le général Thierry Burkhard , il est désormais crucial d’en tirer toutes les conséquences tant dans le champ militaire que civil dont on aura compris que la distinction n’est plus vraiment de mise. La perception et la nature même de l’autre en sont bouleversées.

Restrictives, les catégories amis/ennemis ne désignent plus que les protagonistes des phases d’affrontement, c’est-à-dire de guerres militaires ouvertes où les alliés affrontent bras dessus, bras dessous la menace.

La contestation, assimilable aux guerres hybrides, voit s’opposer des adversaires dans une lutte indirecte et tous azimuts. Dans ce contexte, on ne trouve pas tant d’alliés que des associés qui suivent des agendas propres susceptibles de provoquer des frictions.
Enfin, les architectures stratégiques visant les structures matérielles ou cognitives de la cible rivalisent de manière feutrée et couverte dans le cadre de la compétition. Les catégories ami/ennemi ou allié/adversaire y sont caduques. Les compétiteurs ciblent indifféremment l’ensemble des acteurs et les partenaires ne le sont que de manière circonstancielle.

Alors, qui est l’ennemi ? L’illusion de la fin de l’histoire et de la paix perpétuelle a provoqué un déclin dramatique des études stratégiques en Europe. Après avoir naïvement cru la violence militaire sortie du champ des possibilités, évitons de réduire la stratégie au choc entre puissances amies et ennemies. C’est désormais à l’aune du triptyque compétition-contestation-affrontement qu’il convient de penser les nouveaux visages de la guerre, en inversant l’ordre de présentation logique pour mieux comprendre les liens entre ces trois états.

L’affrontement

L’affrontement militaire, la guerre par le feu dont l’intensité peut varier, est le phénomène stratégique le plus visible. Limité dans le temps, il apporte une réponse cinétique extrême à un litige grave. Les protagonistes sont alors divisés entre amis, liés par la fraternité d’armes, qui combattent ensemble, et ennemis, que l’on cherche à détruire par tous les moyens pour n’être pas soi-même anéanti. Il ne s’agit pas d’influencer l’ennemi mais de briser sa volonté.

Après l’avertissement que fut la guerre du Haut-Karabakh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, l’invasion russe en Ukraine a démontré que l’affrontement était redevenu possible en Europe. Les images oubliées des salves d’artillerie, des blindés en flammes et des villes en ruine ont dissipé l’utopie moribonde d’un village global pacifié. Surtout, elles ont à la fois réveillé et aveuglé l’opinion et les commentateurs en réduisant la guerre à la force et à la violence. C’est un contresens. Si la guerre tue, elle n’a pas pour finalité de tuer des individus, sans quoi la notion de crime de guerre serait un non-sens et le droit de la guerre une impossibilité. Expression d’une volonté de puissance, elle a pour but d’annihiler une entité stratégique rivale en la réduisant à une addition d’individus privés de volonté collective.

À ce titre, l’affrontement direct est risqué. Il fait mal à la cible et la blesse. Seulement, en lui donnant un ennemi à identifier et à haïr, il affermit son identité. Malgré les destructions provoquées par le phénomène guerrier, la cible en sort renforcée. Les Russes l’ont constaté à leurs dépens. Leur attaque contre un État failli et divisé a finalement marqué la naissance d’une nation ukrainienne. Carl Schmitt l’avait bien relevé : l’ennemi est le ciment d’une communauté politique. En avoir un constitue une grâce stratégique puisque faute d’ennemi extérieur, une société s’en constitue naturellement à l’intérieur, prélude à sa dislocation.

La France a longtemps forgé son identité contre l’Angleterre puis l’Allemagne. Elle se dissout progressivement depuis que ces ennemis lui font défaut. Aux États-Unis, Gettysburg a cassé le phénomène sécessionniste mais l’unité américaine n’a commencé à se reconstituer que contre l’ennemi espagnol, dépouillé des derniers débris de son empire, puis surtout contre les Allemands au cours des deux guerres mondiales . Sans la Russie ou la Chine, l’Amérique contemporaine ne surmonterait probablement pas ses innombrables contradictions communautaires, politiques et territoriales.

La contestation

Le domaine de la contestation est l’objet de guerres hybrides dont la règle d’or est d’éviter tout affrontement direct.
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