Par Margot de Kerpoisson
L’actuelle crise ukrainienne souligne l’importance croissante de la guerre de l’information dans les conflits. Celle-ci est désormais un instrument décisif pour garantir la supériorité d’un acteur par rapport à un autre, en valorisant son modèle ou en affaiblissant celui de son adversaire. La révolution numérique ayant bouleversé les rapports entre société et État, le contrôle de l’information est devenu d’autant plus vital. Dans ce cadre, les guerres de l’information ont un caractère stratégique dans le renversement des rapports de force. Cas d’école : la déstabilisation par l’Allemagne du nucléaire français.
Le nucléaire français, l’ennemi de Berlin ?
Sous le mandat de Gerhard Schröder, l’Allemagne a planifié sa sortie du nucléaire (2002) et orienté définitivement sa stratégie énergétique sur les énergies renouvelables (Energiewende). Elle ambitionnait dès lors de devenir le leader européen dans ce secteur et s’imposait tout particulièrement dans l’énergie éolienne. Mais le nucléaire étant une énergie compétitive, bas carbone et pilotable, celle-ci est rapidement apparue comme une menace pour Berlin. La France, championne du nucléaire, est ainsi devenue l’ennemie de son voisin outre-Rhin. Pour assurer la survie de son modèle, l’Allemagne s’est lancée dans une campagne d’affaiblissement du modèle énergétique français basé sur le nucléaire. Pour atteindre son objectif, Berlin et l’industrie des renouvelables ont multiplié durant des années les actions contre l’atome : instrumentalisation des institutions européennes, des organisations civiles et financement de campagnes d’influence sur le territoire français.
L’Allemagne sait cultiver l’art d’user des institutions européennes pour atteindre ses objectifs. Grâce à sa présidence de la Commission européenne, du PPE (premier parti européen), du S&D jusqu’en 2019 (seconde force européenne) et du groupe des Verts (73 députés en 2019), l’Allemagne consolide son influence par le verrouillage des instances de gouvernance. Influence qu’elle utilise sur la scène européenne depuis des années afin de favoriser son modèle de transition énergétique basé sur les énergies renouvelables.
Par exemple, en 2007, sous la présidence de l’Allemagne, l’UE adopte une directive sur la libéralisation du marché européen de l’énergie pour les particuliers. En conséquence, Paris adopte de son côté la loi NOME, de laquelle découle le dispositif de l’ARENH. Selon ce système, EDF doit céder 100 tWh (soit 25 % de sa production nucléaire) à ses concurrents au prix de 42 €/mWh. Pourtant le fournisseur historique estime ses coûts de production à 53 €/mWh. Parallèlement, les concurrents peuvent aussi s’approvisionner sur le marché de gros de l’électricité. Si le prix du mWh est en dessous de 42 €, les concurrents auront tendance à s’approvisionner sur ce marché. Mais dans le cas contraire, ils pourront profiter de l’ARENH qui leur assure un prix plafonné de l’électricité. Ce système a donc permis de créer une concurrence ex nihilo : EDF est forcé depuis 2010 de vendre à perte à ses concurrents qui récupèrent ses parts de marché. Année après année, la dette du groupe s’est tout simplement creusée, asphyxiant petit à petit le fleuron français qui doit parallèlement investir dans le parc nucléaire existant.
Un lobbying intensif pour favoriser le modèle allemand
Dans un rapport de 2012, la chercheuse Inga Margrete Ydersbond démontre comment les lobbies allemands des EnR ont fait pression sur la Commission européenne autour de la directive 2009/28/CE. Celle-ci avait pour objectif de définir les mécanismes financiers de l’UE dans le cadre du développement des EnR en Europe. Mais la proposition inquiète les leaders du secteur des renouvelables. Celle-ci pourrait remettre en question le système de garantie de prix de rachat. Ce dernier est une composante indispensable à la survie du modèle allemand : il permet aux producteurs d’énergie renouvelable de recevoir un prix fixe (bien supérieur au marché) par unité d’électricité produite pendant une longue période (généralement entre quinze et vingt ans). La directive menace dès lors l’expansion de l’industrie du renouvelable dans l’UE. La nouvelle préoccupe Berlin qui réagit rapidement par une lettre adressée à la Commission. C’est après un « effort de lobbying sans précédent » que celle-ci intègre une nouvelle version favorable au maintien de tarifs de rachat.
Les organisations civiles constituent de puissants relais de la vision antinucléaire allemande à l’échelle européenne. En 2015, le ministère des Affaires étrangères allemand publie un document intitulé « Who is Who of the Energiewende in Germany ». Ce dernier dresse la liste des différents partenaires politiques, industriels et civils de l’Energiewende. On y retrouve de célèbres organisations environnementales comme WWF ou Greenpeace connues pour leurs campagnes antinucléaires, les intrusions clandestines dans les centrales ou encore les blocages de sites. Parmi ces partenaires on peut également identifier une fondation politique allemande dénommée Heinrich-Böll, associée au parti des Verts allemands. Cette organisation, financée à hauteur de millions d’euros par le gouvernement allemand, joue un rôle important en termes de représentation des intérêts allemands à l’étranger. L’association finance par exemple d’autres organisations fortement antinucléaires sur le territoire français comme le Réseau Action Climat.
Cette instrumentalisation des organisations civiles est aussi relayée par les industriels du secteur des renouvelables qui n’hésitent pas à financer toute organisation antinucléaire sur le territoire français. C’est ainsi que le leader allemand de l’éolienne Enercon finance des organisations telles que NégaWatt, une association prônant la sortie du nucléaire en France.
À travers les organisations civiles, Berlin et l’industrie des renouvelables financent indirectement des campagnes antinucléaires sur le territoire français. Au regard de l’importance de ces organisations et de leur pouvoir d’influence, ne serait-il pas intéressant de plaider pour un registre de la transparence des ONG à l’échelle européenne ?
La récente fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim est une illustration plus directe de l’ingérence allemande sur le territoire français. Dans le rapport d’information de l’Assemblée nationale du 6 octobre 2021, les auteurs dénoncent (…)